Prisoners par Adam Sanchez
Le Feu Sacré. Voilà ce qu’il manquait cette année aux thrillers pour réussir à nous attraper comme cela, avec une telle force, à capter l’attention du spectateur pour le malmener, l’épuiser et surtout l’émouvoir. Depuis 2007 et le terrifiant Zodiac, signé David Fincher, il aura été difficile pour les gourmands de cinéma noir de trouver leur plaisir ailleurs que dans les productions sud-coréens, dont The Chaser et J’ai rencontré le diable représentaient jusqu’alors les deux meilleurs éléments du genre. Justement acclamé pour son adaptation de l’Incendies de Wajdi Mouawad, Prisoners constitue une évolution détonnante dans la direction prise par le cinéaste québécois à revisiter les genres du cinéma américain. Malgré son temps profondément arabisant, Incendies frappait déjà par le desideratum du cinéaste à trouver dans le cinéma américain une sorte de justesse de ton dont la pièce de Mouawad manquait à quelques reprises.
Découlant d’un héritage littéraire bien affirmé, Prisoners marque le spectateur par sa noirceur, son vœu d’anti-spectaculaire pour baser toute son énergie sur ses personnages et l’exclamation de la psychologie au profit d’une enquête assez classique. Pendant deux heures et demi, Villeneuve attache son auditoire au siège, prouvant autant son talent de conteur que celui de formidable directeur d’acteurs. Porté par les performances extraordinaires de Jake Gyllenhaal et de Hugh Jackman, tous deux particulièrement bestiaux, Prisoners montre la traque commune de deux hommes dans une enquête sans fin pour retrouver deux petites filles disparues. L’un, imprégné par l’enquête, se retrouve face à un obstacle auquel il lui semble impossible de lutter, l’autre retrouve dans cette quête ses démons de violence, une part d’animosité que le cinéma de Villeneuve parvient à capter dans tous les instants. Au terme d’un rythme démoniaque, avec lequel Prisoners ressemble davantage à une fresque américaine désillusoire, portrait d’un pays traumatisé par une guerre face à un ennemi devenu intime, le cinéaste tamponne son film d’une violence abrupte auquel la religion, l’éternelle recherche d’un Pardon irraisonnable, pousse le métrage et le spectateur face à des retranchements rarement atteints dans le genre.
Avec la composition picturale enneigée d’un Roger Deakins comme à l’accoutumée étincelant, Prisoners devient rapidement un long cauchemar pour ses personnages et offre quelques uns des plus terrifiants moments de cinéma en cette année. Jusqu’à la fin, l’enquête apparaît dérisoire au vu de l’impressionnant cahier des charges psychologiques auquel le réalisateur s’acquitte, Prisoners est un film taillé au cœur de son époque et des thèmes dominants que celle-ci offre. Film-traumatisme rappelant sans cesse l’impact des attentats du 11 septembre dans l’impossibilité de redresser l’image d’un pays uni dans la douleur mais aussi introspection particulièrement virtuose du déraillement moral d’un père obligé à faire sa propre vendetta pour lui-même enlever le masque d’une vie bien rangée, Prisoners, de par son intensité palpable, sa volonté de livrer un cinéma exigeant et poissard, est un grand film intimiste, constamment penché vers l’humain auquel le scénario de Aaron Guzikowski, écho magnifique à la mise en scène rêche du metteur en scène québécois, s’accorde aussi bien avec la partition musicale de Johann Johannsson, mystérieuse mais primordiale.
Grande tragédie moderne dans laquelle le portrait offert par son auteur témoigne d’une totale connaissance des figures qui ont bâti le genre, Prisoners est un exercice labyrinthique qui marque profondément le spectateur pendant et après sa projection en salle. Regard acerbe sur un pays traumatisé par l’avancée d’un ennemi invisible – peut-être inexistant ? –, Denis Villeneuve trouve, dans ce qui est son meilleur film, la confirmation de son talent en tant que formaliste et portraitiste. De ce qui devait être un simple film de commande, Villeneuve en a fait une merveille de cinéma, un petit choc émotionnel.
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