A l'aide une mise en scène merveilleuse, Henri-Georges Clouzot applique son approche sociologique et son regard sombre et poisseux sur ses contemporains et sublime ainsi une intrigue pour le moins classique.
C'est sous la forme d'une enquête banale que se révèle le vrai fond du film, noir, profondément ironique, et une analyse sociétale d'une modernité sans pareille. Au sortir de la guerre, c'est la méfiance envers la police qui domine (dont on a connu les actions sous le régime nazi), le refus de la délation (dont on a connu les ravages), et un individualisme qui dominent ; chacun protège ses petits intérêts, agit plus ou moins crapuleusement.
Nul n'est bon ni mauvais.
Mais toujours un peu plus mauvais que bon, quoiqu'en dise un final heureux, en forme de morale de Noël, où le blanc recouvre finalement la noirceur des murs et pavés.
Quai des Orfèvres est construit comme une fausse-piste permanente.
Il se présente d'emblée comme un film burlesque sur le monde des cabarets et des chansons paillardes, véritablement drôle et subtil dans son portrait de la vulgarité (la "vulgas" du peuple), donnant à voir ce que la société se refuse à voir : petites gens ordinaires, prostituée, journalistes hargneux, hommes lubriques, policiers hargneux, et même, bien plus courageux pour l'époque, homosexualité féminine et immigrés (le personnage a un fils adoptif venu d'Afrique) (!).
Ce n'est qu'en cours de route que le film vire à l'intrigue criminelle, donnant ainsi son sens à son titre, et fait entrer sur scène un Louis Jouvet plus impérial que jamais, profondément touchant et sombre dans son détachement, aux répliques admirablement écrites. Cette enquête dont l'avancée se fait de mensonges en mensonges n'est finalement qu'un détour pour une finalité tristement banale ("du pipi de chat" lâchera Jouvet), grâce à laquelle Clouzot, avec sa misanthropie radicale, dépeint une société qui n'a rien de grand, rien de beau, rien de haut, un monde de gens normaux tout simplement décevant dans leur absence d'originalité. Déambulant dans les couloirs du "36", la caméra de Clouzot fait mouche par son ironie et son regard parfois moqueur d'un système policier et judiciaire risible (des flics tout ce qu'il y a de plus commun, un juge au téléphone qui raconte sa vie et s'émerveille de la neige qui tombe, etc.)
En se refusant ainsi au grandiloquent et à l'exceptionnel, il livre donc un film au rythme haletant (polar oblige), mais toujours décevant, notamment par sa résolution, prenant à rebours les instincts primaires des spectateurs. Ce sont finalement nous, les spectateurs, que Clouzot incarne dans la horde de journalistes et de badauds harcelant les inspecteurs de police pour se tenir au jour de l'avancée de l'enquête, et à qui l'ont criera "Mais vous allez fermer votre gueule oui ?!".
Le réalisateur pose grâce à ce prétexte d'intrigue policière un regard éblouissant de modernité sur la banalité du commun, dans une galerie de portraits inédits ; monde du cabaret (où, comme chez le Zola de Nana, on se presse dans des petites salles pour s'hypnotiser devant de jolies femmes se déhanchant et interprétant de petites chansons coquines, "Mon tralala..."), photographie de nu, adultère et histoires d'amour rongées par la jalousie, impunité policière, et homosexualité (la sublime phrase de Jouvet lâchée au personnage de Dora, superbe Simone Renant, amoureuse de la femme de son ami, "Vous êtes un type dans mon genre, avec les femmes vous n'aurez jamais de chance").
C'est finalement une société décevante et déçue que capture Clouzot, incarnée par le couple si commun formé par Suzy Delair et Bernard Blier, et par le l'inspecteur Antoine, qui n'a de cesse de ressasser des souvenirs de la guerre en Afrique, et s'ennuie mortellement face à des enquêtes dont il a tout compris et qu'il tente d'être résolue le plus rapidement possible (ne cachant jamais son absence d'intérêt à grands coups de "je m'en fous" hilarants).
Un flic qui finalement n'attend que peu de choses : le bonheur de son enfant, et, peut-être surtout, retourner au lit.