Épinglé après avoir réalisé Le Corbeau qui fut accusé de propagande anti-française et interdit à la Libération car il dressait un portrait très noir de ladite population coincée dans un climat délétère, Henri-Georges Clouzot se vit aussi être suspendu et banni à vie du métier de réalisateur en France. Une suspension qui en réalité ne dura que deux ans puisqu'il sera réhabilité en 1947 grâce à l'intervention de diverses personnalités comme Jacques Prévert, Marcel Carné, Jacques Becker ou encore Henri Jeanson qui écrivit un texte virulent intitulé "Cocos contre Corbeau" dénonçant cette épuration.

Pour son retour il adapte à nouveau l'écrivain belge Stanislas-André Steeman et son livre Légitime défense publié en 1942, un matériau avec lequel il prendra de grandes libertés comme à son habitude, ce qui sera lui reproché par Steeman, afin d'accoucher d'une œuvre personnelle et cinématographique. Le résultat est donc ce Quai des Orfèvres, film charnière qui vient tout d'abord conclure sa trilogie policière et marquer la fin de sa relation avec Suzy Delair puisqu'ils se sépareront peu de temps après. Indubitablement la fin d'une inspiration pour celui qui aura été le pygmalion de l'actrice.

Le postulat est simple. L’inspecteur Antoine est chargé de l’enquête sur l’assassinat du vieux Brignon, industriel pervers et libidineux qui est retrouvé mort chez lui un soir de Noël. Son travail le mène dans les milieux du music-hall et des photographes où il rencontre Jenny Lamour une petite chanteuse et Maurice son pitoyable mari très jaloux. Jenny venait d’accepter un rendez-vous à dîner avec Brignon qui devait lui procurer un rôle.

Dans ce film Clouzot nous offre donc une peinture truculente du monde du spectacle et de la police. Il s'aventure dans les coulisses du music-hall français d'après-guerre, monde qu'il connaît bien puisqu'il a démarré sa carrière en étant chansonnier et en hantant ces établissements mais aussi dans les locaux de la Police Judiciaire de Paris historiquement implantée au 36 quai des Orfèvres, locaux dans lesquels il a d'ailleurs fait un stage d'immersion de plusieurs semaines pour préparer le tournage. Davantage que d'offrir une vision réaliste de ces univers comme on peut parfois le lire, cela lui a permis d'établir un socle de véracité et de s'ancrer dans le réel pour développer sa proposition. Le spectateur est tout d'abord baladé entre subtil vaudeville teinté de cette noirceur chère à Clouzot, de grossièreté, de manipulation où s'expriment les tourments d'un couple Suzy Delair/Bernard Blier et comédie musicale rendant hommage à ces petites gens du cabaret et qui comporte notamment le numéro génial et mémorable du petit tralala avant que la dimension criminelle n’apparaisse assez tardivement avec le personnage de l'inspecteur qui doit résoudre un meurtre. Le policier interprété par Louis Jouvet devient alors le sujet principal. Ancien sous-officier des Colonies desquelles il n'a ramené qu'un fils métisse dont il s'occupe seul et le paludisme, il est un type désabusé et abimé par la vie qui paraît bourru et parfois limite dans ses méthodes mais dont le grand cœur et l'attachement à la justice ne pourront qu'attirer la sympathie. La stature de Jouvet lui confère immédiatement son aura et son jeu sur sa voix, sa diction et son phrasé lui donne sa couleur. Il est clairement l'attraction principale d'un métrage qui en représentant tout un microcosme populaire s'ancre dans la tradition du réalisme politique. Dialogues sophistiqués et omniprésence de la nuit dans des lieux typiquement français et parisiens façonnent une identité qui dans le cas de cette œuvre de Clouzot emprunte également au film noir américain tout en le digérant. L'intrigue n'est ainsi pas toujours très limpide et paraît parfois être invraisemblable. On se demande par exemple comment Jenny peut se croire coupable du meurtre de Brignon alors que les journaux indiquent bien qu'il a été tué par balle. C'est avant tout un prétexte à la mise en place d'un univers presque onirique où le travail sur la forme, la lumière et l'ombre est primordial tant plastiquement que scénaristiquement par rapport aux informations que cela transmet. De ce fait on ressent clairement l'influence qu'a pu avoir l’expressionnisme allemand - qui est aux racines du film noir et du réalisme poétique - sur Clouzot. Il joue également sur les reflets et les miroirs comme dans la séquence où Jenny est démultipliée, démontrant ainsi la complexité de cette femme. Plus tard Maurice est symboliquement guillotiné par sa glace lorsqu'il se remémore les paroles de Jenny. Narrativement il y a aussi cette mécanique de la confusion et de l'opposition entre vérité et mensonge où ce-dernier est généralisé car tout le monde ment. Maurice est l'archétype de l'homme quelconque qui va être prisonnier de la fatalité et s'engluer davantage à mesure qu'il tente de se débattre en mentant. L'inspecteur Antoine doit établir la vérité paradoxalement contre ceux qui ont le plus intérêt à ce qu'elle soit révélée car cela les innocenterait du crime de Brignon. Ils sont pour autant coupables du mensonge qui pervertit leurs relations. C'est la résolution du crime qui marque d'ailleurs la fin de la crise du couple.

Il faut également parler du personnage de Dora jouée par Simone Renant, amie du couple et détentrice d'un secret qu'elle n'ose avouer. Outre l'audace pour l'époque de représenter subtilement et gracieusement un personnage homosexuel, ses agissements nous permettent de réaliser que dans cet amas de misère et de poisse tout ne relève finalement que de l'amour, qu'il soit filial, amical, conjugal ou lesbien. Les sentiments permettent donc d'excuser en partie tous les agissements amoraux, tout du moins de les comprendre.

Zoumion
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le 19 juin 2024

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le 19 juin 2024

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Zoumion

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