Ah ! Mais où sont-ils passés, les regards implorants, les Noir & Blanc romantiques, les courses effrénées, les accents russes et les destins tragiques ? En un mot comme en cent, reculons promptement, c'était bien mieux avant.
En fait, si c'était mieux avant, tout ira bien plus tard, vous verrez. C'est ce que semble me chuchoter Quand passent les cigognes, entre deux secousses sismiques de frissons dans l'échine.
L'intrigue est pourtant dramatique et plutôt basique : Boris et Véronika sont deux amoureux sur le point de se marier lorsque la Russie entre en guerre contre l'Allemagne. Boris veut servir son pays et combattre les Nazis pour la plus grande peine de Véronika, condamnée à attendre une lettre de Boris qui tarde à arriver, et à subir les assauts de son cousin Mark, la figure du petit salopard détestable à retardement.
Le film surprend avant tout par une technique mêlant classicisme et audace : certaines scènes prennent racine profondément dans le théâtre et l'ère muette du cinéma, offrant des gros plans intimidants et dramatiques, alors que d'autres semblent tout droit issues d'un film d'action contemporain (spécialement la scène de la fuite de Véronika, qui utilise la technique de la caméra « très » embarquée). Certains travellings sont réellement fascinants, embarquant le public dans les instants forts du film. On a peine à imaginer qu'une caméra aie pu se glisser dans certains de ces plans, tant elle semble passer au travers des décors et des figurants.
La justesse de la réalisation a pour conséquence directe de vous propulser tour à tour au milieu d'un bombardement, d'un marécage boueux, d'une soirée mondaine regroupant bourgeoises émoustillées et gros lards planqués, ou dans une ville initialement rieuse, aux prises avec cette drogue qu'est un amour naissant entre deux jeunes gens (« Oulala ! », en français dans le texte).
Le timing impeccable du film et la justesse des acteurs sont saisissants : si l'on n'a pas ici des explosions en 3D et des gros barbus venus tout nettoyer à la sulfateuse, on tombe à fond dans l'instant présent et dans la psychologie des personnages : tiens ?! Les protagonistes ont des sentiments, des moments de folie, et même du charisme ! On peut tout lire, tout deviner sur ces visages. Il y a l'amour, bien sûr, mais aussi la tendresse, la peur, la jalousie, l'empathie, la détresse, la résignation, la haine, le dégoût, la soumission, le désir, et surtout l'incertitude. Pendant que l'un affronte les épreuves de la guerre, l'autre affronte celle, non moins dangereuse, du temps. L'un est un héros, l'autre est une spectatrice éloignée, juchée sur une boîte aux lettres qui ne se remplit pas. Lui est loin et sur le terrain. Elle affronte le quotidien, vit dans l'attente et cherche à échapper à un sentiment d'inutilité croissant.
Il y a dans le début de ce film une forme d'innocence qui n'est pas sans rappeler un de mes films favoris : La Cage aux Rossignols de Jean Dréville (honteusement plagié par Christophe Barratier avec Les Choristes), qui fleure bon la nostalgie. Pourtant, l'on comprend rapidement qu'il ne s'agit pas d'un film léger et bon enfant. S'en suit une scène incroyable lors de laquelle Véronika se retrouve dans son immeuble bombardé, seule face à une horloge miraculée imposant son lourd « tic, tac » et semblant se moquer de la misère des hommes en regard de l'infinité du temps. Et que dire de la magnifique Véronika, magistralement portée à l'écran par Tatyana Samojlova ! J'en serais presque tombé amoureux, si votre serviteur n'avait déjà toutes les femmes à ses pieds.
On ressort de ces 90 minutes de bonheur un peu sonné, hésitant : les dernières images portent un tel espoir et dévoilent une telle force humaniste qu'on a bien de la peine à reprendre la barre du quotidien, et le film dans son ensemble est si puissant qu'on aurait presque peur de se forger une opinion. J'ose, et je le scande : Quand passent les cigognes est un petit chef-d'œuvre qu'on aurait bien tort d'esquiver.