Il était une fois l'Homme...
Rashômon fut pour moi une incroyable surprise. Au moment de lancer l'oeuvre de Kurosawa, je m'attendais à un film de sabre mettant en scène le très charismatique Toshiro Mifune. Et pourtant, Rashômon n'a rien à voir avec ce genre de film. Destabilisant, le scénario est tellement original (1950), la mise en scène si bien recherchée, que cela fait de Rashomon une trouvaille fabuleuse dans ma quête avide du cinéma japonais.
Comme souvent avec Kurosawa, les dix premières minutes sont autant calmes qu'intrigantes. Trois personnages, rassemblés par le hasard sous un abri qui tient rôle de porte -porte de Rashômon- afin de se protéger d'une pluie torrentielle, font connaissance discrètement. Survient alors sous l'abri, pour les mêmes raisons, un troisième larron, lequel remarque sans mal que quelque chose autre que la pluie torrentielle tracasse les deux réfugiés. Il finit alors par leur demander la cause de leur trouble. C'est à ce moment que l'histoire commence.
Un homme retrouvé mutilé dans la forêt. Une femme mystérieuse qui l'accompagnait - sa femme. Un brigand sympathiquement dérangé (Mifune). Voilà les bases de ce film qui fonctionne par un double trépied : on trouve ainsi d'un côté les trois protagonistes (deux expliquant au mieux les faits au dernier arrivé) qui s'abritent de la pluie et qui racontent les différents points de vue rapportés aux autorités et expliquant comment cet homme a pu mourir, mais également les trois personnages témoins de ce qui s'est déroulé dans la forêt, à savoir le brigand, le mort et sa femme.
"Intéressant" serait bien trop réducteur pour résumer Rashômon. Mais il est vrai que la mise en scène des péripéties est tout bonnement remarquable, instillant dans chaque prise de vue un souffle de vie et une perfection des plus savoureuses. Kurosawa, armé de tout son talent, nous offre une véritable ode à la force de la Nature, omniprésente et oppressante dans Rashômon. Toutefois, celle-ci reste comme spectatrice attentionnée des événements, et laisse les hommes à leurs propres histoires, se contentant, semble-t-il, de s'amuser de leurs déboires. Car avant tout, ce film est humain : trois personnes parlent d'une même chose, et pourtant les trois versions sont radicalement différentes. Comme dans tout mensonge, il y a souvent une part de vérité bien dissimulée. Kurosawa a décidé ici de se contenter d'aiguiller le spectateur, le laissant seul acteur pour tenter de faire la lumière sur ce qui s'est réellement déroulé.
Rashômon est le genre de film qui vous force à vous questionner tout du long. Aucune vérité n'est acquise, cela, Kurosawa le souligne parfaitement. Peut-on encore croire en la race humaine lorsque l'on voit comment tromperie, barbarie, manipulation en s'apitoyant volontairement sur son sort, avidité et volonté inébranlable de survivre s'entremêlent ? Lorsque les Hommes sont dans une impasse concernant leur propre survie, c'est à ce moment précis que leur vraie nature prend forme. Trois versions pour une même scène, trois personnages au coeur de l'action, trois qui en discutent ultérieurement, Kurosawa joue avec le chiffre 3. Symbolique ?
En tout cas, Rashômon n'est finalement pas le fer de lance du "L'Homme est mauvais, il n'y a plus d'espoir". Au contraire, il montre le bipède dominateur comme étant tout simplement une des créatures vivantes se raccrochant le plus à la vie (encore plus que les cafards ! et l'analogie n'est pas ironique). La nature humaine n'est ni bonne ni mauvaise. Les Hommes s'attèlent simplement à survivre dans ce monde, mais ce qui fait leur nature sont tout simplement leurs choix face aux différentes situations. Tromperie, mensonge, manipulation, violence, sauvagerie, lâcheté, tout cela fait partie intégrante de l'Homme. Mais comme on peut également y trouver compassion, amour, partage, confiance, Bien et Mal finissent par s'équilibrer. Ni bon ni mauvais, l'Homme n'est qu'un Homme, avec ses vices et ses qualités. On ne peut croire ce que l'on ne fait que voir, ou qu'entendre, ou que ressentir. En revanche, les trois de connivence permettent de flirter avec la vérité.
S'en déduit ainsi que la vérité n'est pas unique, mais plutôt un assemblage intéressant de fragments de vérité lesquels constituent, au final, la version la plus proche de ce qui s'est réellement déroulé, sans qu'on ne puisse finalement jamais connaitre les faits dans leur globalité. Il est toujours des détails qui demeureront perdus dans les méandres du temps, faute de quelque témoin pour les corroborer. Surtout, cette histoire contée dans Rashomon ne déparait pas de ce qui fait l'Homme : jamais il ne pourra être totalement parfait ou totalement mauvais, seul l'assemblage de ses actions au cours de sa vie définissent sa nature. On le sait, et grâce au génie de Kurosawa, on en est témoins devant notre écran de la plus belle des manières.