Le site est de retour en ligne. Cependant, nous effectuons encore des tests et il est possible que le site soit instable durant les prochaines heures. 🙏

Les ingrédients manquants de l'alchimiste

Ready Player One est un film terriblement paradoxal. On en ressort un peu groggy, perplexe, abreuvé d'images et de mouvements fous mais persuadé que quelque chose cloche. Impossible, au premier abord, de savoir ce qu'est ce quelque chose. Comme le bon vin, le temps fait son office et il est, quelques jours après le visionnage, plus facile de séparer le bon grain de l'ivraie.


Résumons l'intrigue. En 2045, aux États-Unis, la dystopie est devenue réalité : la croissance démographique et le changement climatique se sont conjugués pour conduire la société dans une situation critique, faite de villes qui s'étendent non plus sur terre mais dans les airs. Cherchant à oublier leur misère, les humains se réfugient dans l'OASIS, un univers virtuel créé par le génial et passionné James Halliday et par son comparse Ogden Morrow. Le divertissement, au sens pascalien, fait oublier le réel et plonge les hommes et les femmes dans une réalité alternative, bourrée de références à la pop culture et qu'ils peuvent modifier eux-mêmes, tel Aech créant le Géant de Fer. Mais James Halliday est mort. Derrière lui, il laisse un « Easter Egg », qui donnera, à celui qui le trouvera, les clés de son royaume, c'est-à-dire la totalité du contrôle sur l'OASIS. Pour y parvenir, il faudra à l'intrépide avatar trouver trois clés, disséminées dans le monde et dans l'esprit d'Halliday, à l'aide, bien sûr, d'indices. Voici donc Wade Watts, dont l'avatar est Parzival, lancé à la poursuite de l'« Easter Egg », tout comme une multinationale avide de profits.


Autant commencer ainsi : c'est un film bouillonnant. Le rythme s'impose à nous, follement, trépidant : le temps mort n'existe pas, quand bien même il n'y aurait pas d'action. L'intrigue avance sans cesse et, à défaut de complexité, elle mêle tant d'éléments, passe avec une incroyable fluidité du monde réel à l'OASIS, qu'elle happe vite. Nous suivons les étapes du parcours de Wade avec avidité. Pourtant, dans notre esprit, le chemin est tracé d'avance : il y a fort à parier qu'il réussira, tout en affrontant des péripéties qui le feront échouer d'abord, pour mieux vaincre enfin. Et, en chemin, il changera et, avec lui, la « morale » de l'histoire ne sera pas celle escomptée, car le voyage n'a sans doute pas le seul sens qu'on lui prête au début. C'est peut-être le premier problème de Ready Player One : si, en tant que spectateurs, nous sommes habitués à ces schémas narratifs, autrement dit si nous avons des présupposés sur le genre du film et que notre volonté, en allant le voir, est que notre horizon d'attente soit chamboulé, alors nous serons déçus. Très vite, le contrat tacite que le film passe avec nous sera brisé et il sera impossible d'accepter à nouveau les codes de l'intrigue, car tout semblera évident et prévisible. Mais si l'on accepte de se laisser embarquer dans une aventure dont on connaît déjà, plus ou moins, les recoins et l'issue, alors il n'est pas question de rejeter Ready Player One. L'expérience de cinéma que le film propose, quand bien même l'aurait-on anticipée, répond à nos attentes : parfois, il n'est pas utile d'en demander plus.


Pour ma part, je n'ai pas senti le contrat se rompre. Au contraire, je me suis laissé prendre et j'ai accepté l'expérience proposée. Il faut dire aussi que c'est Steven Spielberg et une équipe incroyablement talentueuse à la production et à la réalisation. D'un matériau éculé, d'un scénario peu original dans son intrigue principale (le milliardaire qui laisse son œuvre à celui qui en trouvera la clé rappelle fortement Charlie et la chocolaterie, mais on ne peut en blâmer les scénaristes car il s'agit là du point de départ du roman adapté), l'un des « maîtres » du cinéma américain et, est-il encore besoin de le rappeler, mondial, tire un film fou, grandiose, sidérant et appelé à faire date. Les prouesses techniques ne sont pas sans rappeler celles d'Avatar ; la motion capture est, dans la lignée du « Tintin » proposé par Spielberg, utilisée avec brio. Elle autorise une liberté de mouvements, de cadres, de plans et de mise en scène incommensurable : la caméra s'affranchit des limites physiques. En témoigne cette scène proprement hallucinante – et si simple... – où Parzival vogue dans la bibliothèque des souvenirs d'Halliday à la recherche d'un indice : observant une scène dans la vie du créateur, il demande au majordome qui contrôle le souvenir de zoomer, de faire une pause, de revenir en arrière. À l'intérieur même de l'OASIS, incrustée dans une vitre, la scène, tournée avec les vrais acteurs et sans motion capture, se déroule, mais le point de vue change à la manière d'un jeu vidéo, au bon vouloir des personnages de l'OASIS. Le point de vue omniscient n'a, à mon sens, jamais été aussi bien matérialisé. Autre scène : la danse. Kitsch, sans doute, mais virevoltante, elle révèle la plasticité du monde virtuel. La façon dont la caméra s'y déploie est enivrante.
De simple artifice tape-à-l’œil à proposition argumentée de mise en scène, il n'y a parfois qu'un pas. Spielberg, sans surprise – mais ça fait du bien ! – n'utilise pas la motion capture pour simplement épater la galerie. Deux preuves à cela. D'une part, la première scène voit Wade dévaler les immeubles en prises de vue réelles : la caméra, cette fois-ci bien physique, n'a pourtant aucun mal à le suivre. Ainsi, dès les premiers plans, Spielberg rappelle qu'il sait faire des plan-séquences avec ou sans motion capture et qu'il n'est plus question de le juger là-dessus, depuis le temps. D'autre part, la technique est mise au service du fond. Quoi de mieux, en effet, pour représenter un univers malléable, libre, en perpétuelle modification, que d'utiliser une technologie qui brise les carcans du réel pour ne se limiter qu'à ceux de l'imagination ? Pour représenter la réalité virtuelle de l'OASIS, la réalité (des acteurs) virtuelle (transformés en points sur un ordinateur) de la motion capture était la plus appropriée.


C'est ainsi que, non content de mettre sa science de la mise en scène au service de son intrigue, Steven Spielberg montre à qui veut le voir qu'il reste maître à bord et qu'il est décidé à marquer le cinéma, encore et toujours. Certes, c'est sûrement trop massif, trop voyant, parfois lourd ; mais jamais agressif pour autant. À ce propos, il convient d'évoquer la question des références. Le film en est bourré, il en déborde, il les éructe à chaque minute et il y aurait de quoi les vomir, d'ailleurs. Pourtant, là encore, Spielberg semble beaucoup plus fin que cela. Les néophytes qui ne connaissent pas les années 1980 ne perdront pas le fil de l'intrigue s'ils ne comprennent pas les références ; les amoureux transis de toutes celles que l'on voit dans le film y trouveront leur compte. Pour ma part, j'en ai reconnu, j'en ai laissé de côté et, surtout, j'ai vite compris que je n'allais pas baser mon expérience sur leur compréhension ou non. En filigrane, Spielberg rappelle qu'il a participé à forger cette pop culture fascinante, mais il sait aussi s'en montrer critique. À cet égard, ne représente-t-il pas un univers empli de références dont l'objectif est de faire oublier la misère du monde ? Autrement dit, n'y a-t-il pas, dans cet OASIS a priori destiné à ravir les geeks que nous sommes, une critique à peine voilée de ce qui nous distrait, égare, divertit et empêche de considérer le réel et de lutter pour son amélioration ? Je crois que les retours récurrents aux personnes derrière les avatars sont aussi là pour montrer que les humains sont toujours là, au monde, bien qu'ils le quittent fréquemment, alors qu'ils pourraient aussi y défendre leurs intérêts. Enfin, la question des références est elle même une (grosse) allusion aux productions hollywoodiennes contemporaines, ces tentpoles qui abreuvent le spectateur de ce qu'il veut voir, à coups de remakes et reboots qui font des clins d’œil si appuyés qu'ils n'en deviennent que des machines à brosser le fan dans le sens du poil. Ici, rien de tout cela, car on peut adhérer à l'univers sans être pétri de la pop culture des années 1980.


Une scène semble résumer cette idée. C'est, sans nul doute, l'un des plus grands moments de cinéma que j'ai vécus. Cela ne suffit pas à faire de Ready Player One le chef-d’œuvre que j'aurais aimé qu'il soit, mais c'est sans doute assez pour m'avoir fait retrouver des yeux d'enfant émerveillé pendant une dizaine de minutes, sans pause. Comment en parler sans briser la magie ? Disons, sans trop dévoiler, que c'est la scène de la deuxième énigme. Hommage révérencieux, surréaliste et transgressif à un metteur en scène qui trône bien trop haut pour le commun des mortels, c'est un moment à part, une parenthèse mythique, où ceux qui ont vu comme ceux qui n'ont pas vu le film dont il est question y trouveront matière à jubiler. C'est, en effet, au travers des yeux d'un néophyte que nous retrouvons ou découvrons ce film. Qui en connaît les recoins et les pièges prendra un malin plaisir à savoir à l'avance ce qui se trame pour le pauvre Aech ; qui n'en connaît rien parcourra le dédale avec l'avatar, de surprise en surprise, sans pause, frénétiquement. Mais je n'ai pas envie d'en dire plus. C'est une scène dans un écrin, le plaisir fou d'un metteur en scène génial plongeant son monde dans celui d'un autre à qui il doit tant.


Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? En me relisant, je me dis que, finalement, Ready Player One a tout du chef-d’œuvre. Pourtant, le garderai-je autant en mémoire que l'indéboulonnable Jurassic Park et les terrifiants Minority Report et La Guerre des mondes (que je persiste à qualifier de très grand film) ? À l'évidence, non. À la réflexion, ce qui fait vaciller le film, ce n'est pas tant l'histoire en tant que telle : même si l'on a peu d'affinité avec le jeu vidéo, la réalité virtuelle, il est toujours possible de se laisser prendre le temps d'un long-métrage (nombreux sont les films à transcender leur sujet pour offrir des instants à part, que l'on apprécie ou non leur matériau initial). Non, le problème, c'est l'écriture. Sans surprise – ce qui n'est pas un motif suffisant pour blâmer le scénario –, elle se révèle surtout trop peu attachée aux personnages. Leur construction est lacunaire ; ils semblent posés là pour donner corps aux mondes représentés, mais il leur manque tant de choses, tant de vie, tant de dilemmes. Au fondement du cinéma de fiction se trouve l'empathie : l'immersion dans le film vient de notre capacité à plonger dans l'intimité d'un personnage, à nous mettre à sa place, à prendre sur nous les choix auxquels il doit faire face, à vivre les péripéties qu'il traverse comme si c'était les nôtres. Or, ici, les tentatives pour donner du relief aux personnages sonnent faux. L'histoire « d'amour » peine à prendre ; le grand méchant est un peu fade ; les arcanes de la construction de l'OASIS et de l'amitié entre Halliday et de Morrow sont trop succinctement abordées alors que l'enjeu moral du film s'y trouve.
Là réside, en somme, ce « quelque chose » qui ne va pas. Le cinéma de fiction raconte des histoires depuis que la pellicule fixe des images et les met en mouvement. Quand l'histoire n'est pas prenante, même bien racontée, elle en perd de sa saveur. Alors, quand la narration omet de tisser des relations entre les personnages et file trop vite sur ce qui fait le dilemme et l'intérêt de l'histoire, on en ressort troublé, comme après avoir savouré un plat exquis laissant derrière lui un arrière-goût d'inachevé. Spielberg, ou l'alchimiste à qui, cette fois-ci, il a manqué quelques ingrédients, alors qu'il avait tout pour faire de l'or.


Terminons par la fin, troublante elle aussi, mais pas aussi manichéenne qu'elle y paraît. Le voyage change Wade et fait prendre conscience au spectateur que le monde virtuel qu'on lui a asséné depuis plus de deux heures reste virtuel. Ce qui compte est ailleurs, semble dire le film. Spielberg dresse un tableau assez sombre de l'industrie du divertissement, qu'il a forgée autant qu'il l'a régulièrement explosée : ce monde des références fait diversion et conduit à oublier l'essentiel, le réel. Mais est-ce si simple ? Après tout, nous venons de voir un grand divertissement, nous venons d'échapper au réel. Le cinéma, comme l'OASIS, fait partie du monde ; s'y échapper, plonger dedans, cela aussi fait partie de ce qui s'appelle « vivre ». Mais il faut le faire avec recul – et si possible avec talent, donc avec Spielberg. D'ailleurs, l'OASIS n'est finalement fermé que le mardi et le jeudi. La machine à rêves et à illusions, qu'on l'appelle réalité virtuelle ou cinéma, est un pan du réel ; il serait dommage de s'en priver.

loeildepoups
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2018

Créée

le 7 avr. 2018

Critique lue 458 fois

1 j'aime

Critique lue 458 fois

1

D'autres avis sur Ready Player One

Ready Player One
Sergent_Pepper
6

The grateful eighties

Le blockbuster a toujours indexé sa hype sur les évolutions technologiques : en essayant d’en mettre plein les yeux à son public, les équipes ont révolutionné d’abord d’inventivité, puis de moyens,...

le 29 mars 2018

164 j'aime

26

Ready Player One
Behind_the_Mask
10

Spirits in the Material World

Que dire ? Que dire à part "C'est génial !" Que dire à part : "Il faut y aller putain ! Que dire à part : "Wouha !" Un petit "Merci Steven ?" Certainement. Car Ready Player One, c'était un fantasme...

le 28 mars 2018

143 j'aime

42

Ready Player One
Gand-Alf
8

Insert Coin.

La nostalgie, c'est quand même bien pratique. Ca nous offre l'occasion de nous replonger avec émotion dans nos vieux souvenirs d'enfance ou d'adolescence, de les enjoliver au passage et de pouvoir se...

le 9 avr. 2018

104 j'aime

23

Du même critique

Shining
loeildepoups
9

L'inquiétante étrangeté

Par où commencer une critique sur Shining ? Et même : comment commencer une critique sur Shining ? Je me souviens l'avoir vu deux ou trois fois avant aujourd'hui, peut-être quatre, avec toujours...

le 27 déc. 2017

3 j'aime

Moi, Daniel Blake
loeildepoups
7

"Salauds de pauvres"

Il n'existe aucun film que l'on regarde sans a priori, sans contexte et sans attentes : même le désir de ne rien savoir en amont constitue en soi une forme d'attente. Dans le cas de Ken Loach, les...

le 1 nov. 2016

2 j'aime

King Kong
loeildepoups
8

La création d'un mythe

En inventant une figure purement cinématographique, élevée par la postérité et la pop culture au rang de mythe, le King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack s’est imposé en modèle...

le 4 mars 2024

1 j'aime