Scruter la société japonaise. Tel est le leitmotiv d'Ozu, son obsession, le sillon qu'il creuse dans sa filmographie déjà bien abondante en 1947. Seulement voilà, le monde n'est alors plus le même. Rien n'est plus pareil. Un tel chamboulement qu'est celui de la seconde guerre mondiale impacte bien des choses. le regard que l'on porte sur le monde. Aussi quand Ozu repasse derrière la caméra pour la première fois après l'horreur, on se questionne sur son regard à lui. Lui le grand observateur de la société japonaise, que va-t-il voir après 6 ans d'inhumanité globalisée, 2 bombes atomiques, l'humiliation de la défaite et l'amère réalité économique qui suit celle-ci.
Récit d'un propriétaire est bien un film d'Ozu, identifiable immédiatement par son sujet : le quotidien des petites gens. Et si le cadre et le déroulé semblent habituels, il faut bien le reconnaître : ce mélodrame d'à peine 75min contient quelques surprises pour les connaisseurs de son œuvre.
D'abord la guerre. Elle est passée par là et Ozu capte ses effets avec un choix autant intelligent que fascinant. Point de plans sur des décombres fumants ou de misérabilisme sur les pitoyables conditions des plus pauvres. Ce que Ozu choisit de capter frontalement, c'est ce que la guerre a changé chez les gens. Ce qu'elle a viscéralement modifié dans leur comportement.
Dès l'introduction, le personnage de Chishu Ryu ramène un enfant qu'il a recueilli (abandonné ou simplement égaré on ne le sait encore) et propose aux locataires de sa résidence de l'accueillir pour une nuit. Et là, devant cet enfant, adorable, sage, les locataires clament sans la moindre gêne "Je ne supporte pas les enfants" "Ramène le où tu l'as trouvé" etc...
La violence.
La cruauté, même.
Par sa seule présence mutique, (l'enfant n'a que de sommaires dialogues et n'ouvre pas la bouche pendant au moins 40min), le pauvre gamin se fait le révélateur de ce que Ozu a capté comme la plus tragique conséquence de la guerre et qu'il va travailler tout le film durant : les gens sont devenus égoïstes, voire sans cœur, cruels. Ils sont sur le point de perdre leur humanité.
On est cependant chez Ozu, la violence ne sera donc jamais graphique, physique, mais uniquement verbale et calme. Ce qui la rend d'autant plus insupportable : une horreur déclarée sans une once d'agitation a plus de poids que la plus violente brutalité.
Cette cruauté est inhabituelle chez Ozu. Elle a en tout cas rarement été aussi frontale. Il est à noter que le registre du film est tout à fait singulier, maintenant un équilibre fin et délicat à élaborer entre cruauté et vraie tendresse et drôlerie. Car oui le film est assez drôle, notamment grâce à une autre habitude d'Ozu, le goût pour des éléments humoristiques assez primaires, ici le pipi au lit.
Il est aussi bon de noter que le jeu des acteurs (tous excellents) est un peu plus expressif qu'à l'accoutumée. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. On n'a pas d'un seul coup basculé chez Kurosawa et Mifune mais pour qui est habitué au jeu très placide, impassible, des films d'Ozu, vous l'aurez remarqué assez vite. Cela va de pair avec peut-être la différence la plus notable entre ce film et le reste de la carrière d'Ozu. Récit d'un propriétaire est d'une part bien moins subtil que le reste de l'œuvre d'Ozu et de l'autre, difficile de ne pas voir Ozu se départir pour un instant de sa légendaire objectivité, presque absence point de vue lorsqu'il observe ses semblables.
Les légères inflexions émotionnelles captées par la caméra d'Ozu au fil des scènes banales quotidiennes qui se répètent ont ici plus de corps matériel à l'écran. Disons qu'il est difficile de les manquer. Mais surtout l'épilogue sonne comme un message humaniste, un appel à se reprendre en main qu'Ozu a envie de crier. Crier certes mais à sa manière. Il faut se reprendre en main, cette cruauté est intolérable.
Même Ozu, impassible spectateur de la société japonaise et de son évolution, vacille un instant pour laisser échapper un cri du cœur. Petit écart de parcours dans la ligne droite si harmonieuse qu'est son parcours cinématographique. Et comment lui en vouloir quand ce message est aussi humain, et délivré avec toujours autant d'application et de justesse.