[Mouchoir #42]


Quelque chose distingue les films de Lang d'autres cinéastes qui lui ressemblent, que ce soient ses films noirs ou non, américains ou allemands ; c'est la part faite à la cruauté. Avec The Big Heat, Lang signe un film noir², noir au carré, pessimiste, rongé, conduit par la revanche de tou.te.s. Celle du personnage principal certes, mais encore plus poignante, celle de Gloria Grahame.


À chaque fois que je vais voir un film avec Gloria, je me dis que j'aimerai bien écrire sur autre chose que Gloria et son jeu de sourcils, mais c'est plus fort que moi, je n'y arrive jamais, c'est une obsession. Cette fois-ci, Lang a su me révéler ce qui me touche profondément chez elle, le paradoxe qui me fascine. C'est une femme fatale à qui l'on semble avoir demandé de jouer la femme fatale. Entre les deux, tout un monde : il y a une béance entre le fait d'être et de jouer à être, et toute l'inadéquation de Grahame se niche ici. Dans le fait que, malgré tous ses attraits, elle paraît ne pas se trouver irrésistible, qu'il lui manquera toujours quelque chose pour en être sûre et que ses actions chercheront à se le prouver.


On lit toute la plastique d'Hollywood sur son visage figé, visage qui bouge à peine lorsqu'elle joue : seulement quelques mouvements de lèvres, minimaux presque volontairement, des yeux à demi-fermés, terriblement enivrant certes, mais à demi-jouant donc, et des sourcils sur lesquels repose tout le reste, toute la palette d'expressions qui ne se lit nulle part ailleurs. C'est un non-jeu qui pourraît avoir l'air terriblement faux pour les canons hollywoodiens de l'époque s'il n'y avait pas cette fatalité écrasante pour rééquilibrer, et cette paire de sourcils comme seule résistance, élément perturbateur sur un visage imperturbable. Gloria Grahame a tous les traits d'une femme à Hollywood qu'on tente de rendre fatale, doutant jusqu'au bout de sa fatalité, la trouvant artificielle, au moins autant que le monde qui l'entoure.


Le coup de génie de Lang ici, c'est dès lors qu'on la défigure pendant l'intrigue, elle croit que son charme est brisé, et elle avec, n'ayant plus rien à offrir. Un flingue et de l'eau bouillante pour seule revanche et non plus deux, mais un seul sourcil pour l'éternité. Puis ce « I must look awful » dans lequel tout Gloria Grahame est incarnée, jusqu'à ce que les comptes soient réglés.

Critique lue 9 fois

D'autres avis sur Règlement de comptes

Règlement de comptes
Ugly
7

Le pessimisme du film noir

Règlement de comptes est l'un des films les plus exemplaires de la carrière américaine de Fritz Lang ; dès les premiers plans, le drame est noué, c'est un sommet du film noir, oppressant, désespéré...

Par

le 11 févr. 2019

38 j'aime

17

Règlement de comptes
Sergent_Pepper
7

Délivre-nous du mâle

Glen Ford a déjà contribué au lustre chromé du film noir dans Gilda : alors qu’il se présentait comme un ambitieux hors pair (avec I make my own luck pour mantra) réduit à la posture de victime d’un...

le 18 déc. 2018

28 j'aime

3

Règlement de comptes
blig
7

3:10 pour l'hadès

Suite à l'étrange suicide d'un ponte de la police, l'inspecteur Dave Bannion mène l'enquête sur les raisons du geste. Rapidement les motivations s'éclaire et la triste réalité lui saute aux yeux : le...

Par

le 23 oct. 2014

20 j'aime

5

Du même critique

Aftersun
SPilgrim
1

L'autre film

[Mouchoir #43] Ce qu'il y a de particulier lorsque l'on ne rentre pas dans un film, c'est que le temps de la projection peut se transformer en tribunal de notre sensibilité ; où l'on se met à...

le 6 févr. 2023

7 j'aime

Les Trois Lumières
SPilgrim
7

Ode à la Bête Humaine

J’ai récemment relu la critique de zombiraptor sur Interstellar. « Qu’est-ce que ça vient faire là ? » me direz-vous. Eh bien, sa conclusion résume ma pensée ; le reproche fait à Nolan est qu’il ne...

le 3 févr. 2023

7 j'aime