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En d’autres termes peut-on adhérer à la fois à Hitchcock et à Lang, c’est une question que certains ne se posent pas, et je les comprends. Elle inspira cependant certains débats dans les cercles intellectuels, et Jean-Claude Biette raconte dans un numéro de Trafic comment ses jeunes années de spectateur furent marquées par l’opposition Hitchcock-Lang, qui semblait fonctionner un peu à l’instar de la rivalité Real-Barça chez les amateurs de ballon rond (c’est qui le plus fort ? c’est Alfred, non c’est Fritz, etc.).

Bien sûr, aujourd’hui tout cela est derrière nous. Mais enfin il n’est peut-être pas inutile de signaler à l’attention des jeunes générations qui fréquentent le site cette intéressante mise en parallèle que vint abondamment nourrir la réflexion de quelques glorieux noms de la famille des Cahiers : Bellour, Biette, Eisenschitz…

Pour ma part, je le dis tout de go, bien que je place certains Hitchcock parmi les plus grands films qu’ait produit le cinéma, je pense que Lang est un cinéaste bien plus profond et passionnant à étudier, et ce tout au long de son œuvre. Une œuvre qui contrairement à une idée reçue n’est absolument pas divisée en 2 périodes dont l’une présenterait le versant "noble" et essentiel (la période allemande) et l’autre le versant commercial et dispensable (la période américaine). Lang a réalisé 22 films aux USA dont 6 au moins sont considérés comme des chefs-d’œuvre. En outre l’ensemble témoigne d’une grande cohérence à l’égard des thèmes et des préoccupations du réalisateur. On y retrouve la question du crime et des tentations qui y mènent, donnant lieu chez Lang à un traitement très personnel, toujours éloigné de quelque discours plaqué ou certitude assénée. Non, c’est le doute qui nourrit cette œuvre, un sens du doute viscéralement lié au désir, à la pulsion, c’est-à-dire à l’expérience.

Le criminel chez Lang est celui qui endosse un rapport à la violence, c’est-à-dire tout un chacun. Le crime est comme un dépôt que laisserait la violence, cette marée montante dont le mouvement est celui de la vie même. Les héros langiens, à l’instar du détective joué par Glenn Ford dans "Règlement de comptes" ou d’Edward G. Robinson dans "La Femme au portrait" (qui se retrouve l’espace d’une nuit, par l’attraction exercée par un portrait de femme, tomber dans l’horizon de crime dont il est d’ordinaire le froid analyste), font cette expérience du basculement, de la sortie de voie. La force de Lang est de lier ce destin à ce qu’il y a de plus personnel chez le personnage, à ses motivations les plus profondes (pour Glenn Ford, poursuivre l’assassin de sa femme, pour Edward G. Robinson échapper puis retourner à sa vie de bourgeois sans histoire). Alors que chez Hitchcock les personnages sont finalement assez transparents, soumis au principe de la mise en scène et à sa dynamique implacable, ils ont chez Lang une ambiguïté autrement plus complexe et captivante. Lorsque chez un Hitchcock vieillissant la forme n’est plus là, son cinéma retombe comme un soufflé. Lang au contraire a su dépasser la forme. Ses films à partir des années 50 ont une sécheresse qui va s’accentuant et qui donne une sorte de dureté et d’essentialité à son travail sur le désir et le jeu des relations sociales et humaines.

Ainsi, "Règlement de comptes". Le film démarre comme un polar classique. On suit l’enquête sur le suicide d’un flic. Bannion, le détective (Glenn Ford), découvre progressivement les indices d’une vérité qui ne correspond pas aux apparences (on sait depuis la scène d’ouverture que ce suicide cache quelque chose). La finesse du scénario et la précision de la mise en scène dévoilent progressivement les enjeux de l’histoire. Nous savons, avant même d’en connaître la nature, que la police cherche à couvrir cette vérité cachée. La force du film est ici de ne pas l’indiquer d’une façon démonstrative mais de le donner à comprendre à travers plusieurs scènes-clés. Cela permet à Lang de sortir imperceptiblement du cadre conventionnel du polar pour prendre d’autres directions, en premier lieu celle, tout à fait langienne, de la conjuration : un homme aux prises avec d’autres hommes (et une femme) qui lui mentent. La raison de ce mensonge importe en fait beaucoup moins que sa réalité même (et c’est pourquoi le motif de la corruption n’est jamais abordé frontalement) et que son caractère collectif, sinon "social" (une réalité qui implique non seulement des personnes mais des lieux publics, des institutions...).

Cet aspect donne lieu à une progression extrêmement intéressante, avec notamment la scène dans le bar (avec Tierney le barman). Scène qui fait monter une première fois la tension et qui répond parfaitement aux enjeux du film puisqu'elle a pour résultat de révéler le mensonge dans sa nature tout en le préservant dans son opacité et sa toute-puissance (c’est alors le policier qui se trouve mis sous pression). La violence éclate dans la scène suivante qui présente une confrontation frontale entre le politicien véreux à la tête de l’organisation criminelle et le détective. Cette confrontation, magnifiquement amenée, se polarise sur les valeurs du foyer et donc en conséquence sur l’origine sociale. Bannion est le flic modeste face à l’homme parvenu. Il est à noter que cette opposition de classe sert admirablement le contexte de la scène puisqu’à la vérité "sale" et intrusive représentée par Bannion s’oppose le monde préservé, "sans tache", qui est celui de Lagana le politicien et de ceux qui fréquentent sa demeure.

Cette confrontation débouche sur la violence. "Règlement de comptes" est un des films langiens où la montée de la violence et son exaspération sont le mieux montrées. Mais chez Lang évidemment la violence n’est pas une fin. Le film accompagne Bannion jusqu’au point où elle a créé en lui quelque chose de précis et de nommé : la haine. Et c’est aussi finalement dans une scène où le détective, dans sa demeure vide, semble vouloir congédier tout le monde (les objets et les hommes) et où il entend cette vérité qui le ramène précisément à cet espace désert (mais ce désert résonne alors bien plus douloureusement) que l’on comprend à quel point le film travaille parallèlement à sa ligne de polar classique pour développer sa propre variation sur thèmes langiens (conjuration, violence, vengeance, vérité, liberté, servilité…).

C’est à travers le personnage de Debby, petite amie de Vince Stone, l’exécuteur des basses œuvres (Lee Marvin), qu’une certaine forme de justice pourra se réaliser. Debby apparaît tout d’abord comme un personnage secondaire, assez à l’écart de l’intrigue, mais en correspondance avec Bannion. Comme lui elle récuse le mensonge, mais sur un mode très différent : si elle accepte d’être du mauvais côté de la barrière c’est par instinct de survie. Elle n’est pas dupe de la comédie servile qui se joue autour de Lagana et elle garde au fond une liberté et une lucidité qui l’amèneront à se ranger naturellement du côté de Bannion. L’épreuve de vérité finale achève admirablement le travail réalisé par Lang dans ce film autour de ces deux personnages. En adoptant le point de vue de Debby pour répondre à une question des plus difficiles, Bannion renvoie à leur commune attitude face au mensonge. Ce faisant il admet Debby dans son camp (ce qui répond à la scène de l’appartement et à la haine qui l’enferme dans un personnage de justicier seul contre tous). La suite de la scène montre que c’est à partir de cette acceptation que devient possible pour Bannion une évocation de sa femme disparue. Debby qui cherchait elle-même à se rapprocher de cette figure, peut-être comme un idéal ou parce qu’elle est attirée par Bannion, y parvient alors, mais à travers un sacrifice qui permet de remettre les choses en ordre, de rétablir une justice qui n’est pas seulement la justice extérieure mais aussi celle du cœur.

Je conclue enfin cette critique bien trop longue par une petite adresse à Torpenn. Toi qui a un matou pour ami, fais-toi le plaisir de revoir ce film. Avec lui, tu sauras mieux l’apprécier et comprendre, au fond, que Fritz te gâte !
Artobal
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le 9 août 2013

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Artobal

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