"Avec-vous lu Madame Bovary de Zola ?" demande Alfred Kralik à sa collègue Klara Novak, ce à quoi elle répond sèchement (l’un comme l’autre ne peuvent pas se saquer) : "Madame Bovary n’est pas de Zola." Dans Rendez-vous, Ernst Lubitsch parle de gens simples et de leurs problèmes quotidiens. Un amour retors y tisse sa toile sur fond de chômage généralisé, de pauvreté menaçante et de bonheur éphémère. Le cinéaste s’étant mis tout entier dans chacun de ses personnages, il devient plausible que les modestes employés de cette maroquinerie de Budapest citent Shakespeare, Victor Hugo ou Tolstoï (ce qui, dans un film du plus philanthrope Frank Capra, auquel l’on pense naturellement, serait incongru). Ces références culturelles s’avèrent même indispensables à la progression psychologique des protagonistes. Alfred avoue que le poème qu’il a lu pour rendre hommage à son patron Matuschek est de lui, enfin… moitié-moitié. Il est de Shakespeare, mais il a modifié le dernier mot pour le faire rimer avec Matuschek. Et s’il finit par répondre à la petite annonce de cœur solitaire qui va changer sa vie, c’est parce qu’il n’a pas de quoi s’acheter une encyclopédie et qu’il trouve plus économique d’échanger une correspondance avec la "chère amie" de la boîte postale 237. Au terme du film, ce jeu prend un tour fort émouvant. Alfred essaie de dégoûter Klara de son prétendant anonyme (qui n’est autre que lui-même) mais ne sait pas comment s’y prendre. Soudain il interrompt la lecture d’une de ses lettres et, à la stupéfaction de la jeune femme, la poursuit de tête. Aurait-il décidé de tout lui révéler ? Que nenni : il se contente de lui assurer d’un ton méprisant que la phrase a été volée à Hugo. Il pense ainsi se valoriser culturellement auprès d’elle mais la manœuvre n’a pour effet que de le dévaloriser affectivement via la missive. Une fois levés ces quiproquos révélateurs et ces vertiges de l’énonciation (véritable boîte de Pandore), que restera-t-il ? Rien. Plus de parole, plus d’écrit, mais tout à montrer. Car le désir, chez Lubitsch, c’est toujours du cinéma. Celui qu’on fait et celui qu’on filme.


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Dans cette boutique "au coin de la rue" revivent ainsi les songes de petits bourgeois, de clercs, d’employés et de grooms qui fuient dans des jardins intérieurs pour écrire des lettres à des inconnu(e)s. Pas de concessions pour autant : les passions n’y sont impétueuses, et l’égoïsme si farouche, que parce que les temps sont durs, parce que ce petit monde laisse poindre qui sa détresse, qui sa solitude. Tout le jeu social est arpenté avec une impeccable rigueur : l’avidité, l’envie de respectabilité, le travail et ses rituels (demandes d’augmentation refusées, remises de primes, lettres de licenciement), ses rancœurs refoulées, ses soumissions, ses bassesses ordinaires. L’acuité de cette description s’articule sur l’autre machine, plus complexe encore, des rapports amoureux. Alfred est au centre de ce réseau et en fait douloureusement les frais (il est renvoyé car Matuschek croit qu’il est l’amant de sa femme) avant de bénéficier de son double accomplissement. Ainsi le monde est-il le petit théâtre d’une combinatoire de désirs hétérogènes ayant du mal à se mettre en place, tardant à se rencontrer et à se confronter. Il en va des aspirations des personnages comme du ciel d’un autre film : elles peuvent attendre à condition de savoir le manifester en permanence dans le champ de l’autre sans trop le montrer ni en dévoiler leur teneur. Le grand sujet de Rendez-vous pourrait être celui-ci : les pénibles retards de la concrétisation du désir et le doux plaisir de les faire durer. Les choses se compliquent encore quand la parole vient mettre son grain de sable. Le couple se forme par des objets (la boîte à cigares) mais surtout par du langage. Pourtant pas un mot de dialogue ne fait état de sentiments. Les dire relèverait du contresens dans le système-Lubitsch. Ainsi de la scène où le patron demande à ses employés ce qu’ils ont prévu le soir de Noël. Plus il réitère la question, plus il reçoit la même réponse et plus ses mots ouvrent une plaie, la peur inavouable qu’un d’eux passe la veillée seul n’étant que le déplacement de sa propre angoisse. Mais si la parole est le siège d’une analyse interminable, celui de la mise au point des affections floues et exprimées de travers, elle est également ce lieu où toute vérité est intenable. Quand l’obséquieux Vadas dit à Alfred "Vous me plaisez", on sait qu’il ment. Quand l’autre répond : "Vous ne me plaisez pas", on sait qu’il dit vrai.


Au sein d’une œuvre qui fonctionne tel un parfait mécanisme d’horlogerie, qui s’appuie sur la répétition et la permutation des éléments mis en place, les vitrines, réelles ou symboliques, jouent un rôle capital. Le film est une sorte d’apologue esthétique du culturel comme devanture du naturel, propos assez rare dans la production américaine de l’époque. Ce message prend valeur d’avertissement pour le public de 1939, au moment où le fascisme menace de décérébrer le monde occidental, mais Lubitsch lui donne les contours d’un frivole marivaudage. L’air de rien, il en imprègne la forme entière : c’est dans le spectacle que le culturel et le naturel se marient, et le petit univers de Matuschek & Cie évoque un microcosme aussi bien social que théâtral. Avec un doigté aérien, le cinéaste file la métaphore à tous les niveaux et dans tous les recoins : la scène (la vitrine), les coulisses (l’intérieur du magasin), les loges (le bureau de Matuschek et le vestiaire des employés), les cintres (l’arrière-boutique où s’enfuit Pirovitch à chaque fois que le patron demande à ses salariés leur opinion sincère et honnête), enfin la salle, c’est-à-dire le monde extérieur ou, si l’on veut, nous tous. La composition minutieuse de l’espace assure à cette démonstration de commedia dell’arte hollywoodienne son rythme, son unité, sa complexité derrière l’apparente simplicité de sa structure. Même les entractes sont prévus et renforcent la figure de style : les trois principales séquences "hors boutique" sont motivées par l’absentéisme potentiel d’un personnage, à savoir la menace d’interruption de la représentation (licenciement d’Alfred, alitement de Klara, suicide de Matuschek). Lubitsch fait la preuve d’un talent mûri pour faire du cinéma quasiment à l’intérieur de deux décors, portes et boîtes entassées comprises, dont l’un occupe les quatre cinquièmes de l’action, et pour y faire faire de la "mise en scène" à son principal interprète (James Stewart, comme toujours à fleur de sensibilité).


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Par ailleurs, si la hiérarchie bienveillante au sein de la boutique ne tombe jamais dans la démagogie, c’est parce que les rôles sont assimilés à des emplois de théâtre et que la cohésion d’une troupe est une notion plus accessible que le portrait souriant d’une inertie sociale, même dynamisée par d’excellents dialogues. L’équipe reste soudée malgré les relations de pouvoir qui s’instaurent car il faut que le spectacle continue. Ils répondent tous présents, chacun dans leur fonction : la débutante qui cherche un job, se dispute avec le jeune premier et termine vedette à son bras (Klara) ; le vieillard qui n’est là que pour apprendre son texte et le réciter (Pirovitch) ; le cabotin sans talent finissant par se faire exclure de la troupe (Vadas, qui trahit son patron) ; et tous les seconds couteaux, de la soubrette au figurant qui "en veut" (le jeune Pepi, à la réplique acérée et dont la trajectoire ascensionnelle le fait passer de coursier à vendeur). Quant à Matuschek, il s’apparente à l’archétype du parfait directeur de troupe : coléreux, obstiné, pétri de mauvaise foi et de grands sentiments, atrocement solitaire en fin de compte. S’il semble d’abord investir la terrible figure du boss intransigeant, bientôt le tyran se fêle, en proie à une déception conjugale : de bourreau, il devient victime. La construction narrative du film se calque tout à fait sur la préparation d’un show : casting (on embauche Klara, on renvoie Vadas, on change Pepi de rôle et on confie les rênes du spectacle à Alfred, devenu gérant), installation du décor (la vitrine qu’on n’en finit pas d’aménager), répétitions et première triomphale la veille de Noël, le directeur tentant en vain de se mêler au public pour tester ses réactions. L’imbroglio épistolaire, loin d’être évincé par la peinture de caractères "unanimiste", acquiert dès lors une force peu commune car c’est sa résolution qui conditionne la poursuite et l’issue de la pièce. Klara n’avoue-t-elle pas qu’elle s’est prise à son tour pour une grande actrice de la Comédie Française ?


Début 1947, quelques jours après avoir reçu un Oscar pour l’ensemble de sa carrière, Lubitsch dira considérer Rendez-vous comme sa meilleure réussite. Quelques mois plus tard, soit peu de temps avant sa mort, il ajoutera n’avoir jamais réalisé de film à l’atmosphère et aux personnages plus authentiques. Ces remarques ne sembleront incongrues qu’à ceux considérant que son Budapest de studio est aussi authentiquement hongrois que le Casablanca de Michael Curtiz est marocain. Mais elles n’étonnent guère de la part d’un artiste ayant su joindre le raffinement du style et le scrupule du comique qui s’interroge sur la validité de son œuvre, sur la durée à laquelle elle est promise. Ici le bonheur semble naître de l’indicible. Dépouillement, discrétion, chaleur. On sourit, on s’émeut, on s’arrête avec un pincement au cœur, la gorge nouée. On revoit la palette de cet humanisme oublié, celui d’une certaine Europe vue par Hollywood à l’époque où l’Europe l’intéressait encore. Après s’être consacré pendant longtemps à la peinture brillante et sarcastique de la haute bourgeoisie américaine, de son cynisme et de son hypocrisie, l’auteur renoue avec ses origines berlinoises. Sans jamais moraliser, sans vendre ni fadeur ni méchanceté gratuite, il éclaire tendrement notre condition de pantins, perpétuellement ballotés par leurs caprices et leurs émotions. Rendez-vous est le film de l’affleurement : la satire sans la caricature, la lucidité sans la mesquinerie, le jeu des sentiments sans la mièvrerie, l’hommage aux "petites gens" sans trace de démagogie — et la maîtrise sous le masque de la modestie. Qui n’a pas vécu (à l’écran bien sûr) les années de l’avant-guerre lubitschien ne peut pas comprendre ce qu’est la douceur de vivre. Tel était donc le cliché final à désamorcer. Deux ans avant de vérifier, avec Jeux Dangereux, qu’il est possible de se prêter par le rire et l’élégance au devoir des démocraties, l’auteur faisait déjà renouer la vie telle qu’on la rêve avec la vie telle qu’elle est.


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le 22 oct. 2023

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Thaddeus

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