La photogénie d'Epstein au service du film de Darren Aronofsky

Critique rédigée dans le cadre d'un partiel de théorie


A l’heure de l’art vidéo, le cinéma ne cesse de s’ouvrir sur d’autres médiums pour traiter des différents types de sociabilité et de leurs rapports à la culture, qu’elle soit générale ou particulière, comme d’un biais pour acheminer de nouvelles approches critiques de l’image.
Darren Aronofsky justement, ne cessera d’interroger la sociabilité et ses effets sur le moi, représentant tour à tour à l’écran mécréants, artistes torturés, scientifiques obsédés, sportifs addictifs, victimes d’anxiété par rapport à autrui et junkies à la fois corrompus et hédonistes. Ce corpus filmique a pour vecteur commun une peinture acerbe des travers de la société, à travers laquelle le cinéaste use de figures de style métaphoriques diverses attribuant une vie en propre à la moindre image (ou simplement une partie de l’image). Justement, dans ses Ecrits sur le cinéma, Jean Epstein cinéaste et essayiste français, réalisateur de La Chute de la maison Usher (également très raccord sur le sujet), attribue un terme à cette notion d’ attribution d’une vie en propre : celui de photogénie. Il est effectivement question dans son anthologie Ecrits sur le cinéma d’un concept de Louis Delluc complexement défini, placé entre l’industrie et l’art cinématographique et retrouvé à de très nombreuses reprises dans l’œuvre d’Aronofsky, tout particulièrement dans le film culte de la décennie 2000 : Requiem for a Dream.
Dans cette épuisante odyssée vers un paradis perdu, trois jeunes de Brooklyn, Harry, Marianne et Tyrone, consomment des stupéfiants à longueur de journée, leur procurant une illusion de bonheur et d’invulnérabilité. Vivant seule dans l’appartement familial, Sara, la mère d’Harry, est accro quant à elle à une émission de variétés où elle rêve un jour d’être invitée ; afin d’être présentable, elle se lance dans une consommation non-effrénée d’amphétamines visant à maigrir…cet eldorado entre deux drogues dévastatrices a un prix.


Peut-on affirmer que Requiem for a Dream est un film purement epstenien ?


Requiem for a Dream est tout d’abord un film inscrit dans l’art cinématographique dans la pure définition du terme : celle d’un art spirite.
Au deuxième alinéa du chapitre « De quelques conditions de la photogénie », Epstein définit ainsi le concept de photogénie :



J’appellerai photogénique tout aspect des choses, des êtres et des
âmes qui accroît sa qualité morale par la reproduction
cinématographique […] tout aspect qui n’est pas majoré par la
reproduction cinématographique n’est pas photogénique, ne fait pas
partie de l’art cinématographique.



Le film d’Aronofsky, rythmé par les mélodies angoissantes ou dépressives (voire les deux à la fois) du compositeur fétiche du cinéaste Clint Mansell, use tout le long de méthodes uniques au genre cinématographique, lui permettant de s’inscrire dans la réalité des faits : nous subissons en permanence les successions de plans rapides s’attardant sur le détail du visage des personnages, l’usage du split screen mettant en parallèle deux faits implicitement rapprochés mais physiquement proches (notamment pour la scène d’introduction où la suppression d’une drogue - la télévision - est enchaînée par l’apparition d’un autre – l’achat de doses d’héroïne), ainsi que le montage alterné octroyant au spectateur la vision de l’avènement de deux faits conséquents et physiquement éloignés entre eux (notamment dans l’éprouvante descente aux enfers que constitue le dernier quart du film). La technique du premier extrait décrit soulève d’emblée un déséquilibre moral opposant les personnages (le personnage de la mère étant immédiatement montré comme soumis et désincarné par tout ce qui l’entoure, là où le fils – Harry – porte dans un premier temps la vie à pleine main), relevant du rôle du metteur en scène comme médium faisant preuve de sensibilité morale, apte à capter toute la photogénie prélevée chez les protagonistes comme incarnation du monde. Rappelant la virtuosité d’un Griffith, la mise en scène suractivée du film d’Aronofsky fait place à une osmose permanente entre chaque élément d’un plan, que ces éléments soient paradoxaux ou attendus, rejoignant ainsi la théorie epstenienne de la réalité de fête comme étant la chaîne claire des pensées et des rêves.


Ensuite, le film confirme la définition de la photogénie comme étant un concept contribuant à la puissance du propos du film.
Là où le film rentre le plus rigoureusement dans la théorie de la photogénie, donc de l’expression la plus pure du cinéma, réside dans son esthétique : sans cesse, Aronofsky pointe la capacité du cinéma d’augmenter et intensifier les choses, non seulement visuellement mais aussi sensiblement, afin d’en relever la justesse la plus intime des lieux et des figures.



[…] Un gros plan de revolver, ce n’est plus un revolver, c’est le
personnage-revolver, c’est-à-dire le désir ou le remords du crime […]



...écrit Epstein, qui n’aurait certainement pas renié le travail de Aronofsky conférant dans chaque plan de Requiem for a Dream (que nous verrons aussi prochainement dans Black Swan en 2010 ou autre Mother! en 2017) une histoire archaïque des objets. On pense notamment aux ustensiles tels que le poste téléviseur, le réfrigérateur, les personnages d’une série télévisée ainsi que les pilules amphétamines, s’adressant directement à la pauvre Sara en proie à de terribles hallucinations. La séquence en question soumet pour la première fois explicitement son personnage à l’omniscience de ses désirs (c’est-à-dire respectivement le désir d’être invité à une émission télévisée, une gourmandise refoulée, la popularité, la consommation des pilules), leur attribuant une figure propre et contribuant à la subjectivité persuasive entre horreur et humour dit juif. Ajoutons à cela, la richesse des échelles de plans et des variations de vitesse de l’image par lesquels Aronofsky s’interdit la narration traditionnelle comme moyen d’expression. Ainsi les attentes du spectateur se retrouvent déplacées du récit cinématographique, au pouvoir des images ; la sensibilité prend le pas sur la narration.


Néanmoins, peut-on réellement parler de qualité morale pour ce film ?



Seuls les aspects mobiles du monde, des choses et des âmes, peuvent
voir leur valeur morale accrue par la reproduction cinématographique.



En donnant vie à l’inanimé, Aronofsky ponctue son film d’images fortement révélatrices du train de vie des junkies ; avec un tel parti pris, le concept du beau énoncé par Epstein est plutôt réfuté. L’âme du film réside davantage dans un certain discours critique porté par les images. Effectivement, les deux drogues de la mère représenteraient les deux facettes du cinéma, l’art cinématographique (représenté par la télévision) et l’industrie cinématographique (représentée par les amphétamines dans la mesure où ce sont elles qui en droit, assurent la crédibilité du personnage aux yeux des spectateurs). Deux êtres indissociables définis de la sorte par Epstein :



On demande un chirurgien qui séparerait ces deux frères ennemis sans
les tuer, ou un psychologue qui aplanirait les incompatibilités
entre les deux cœurs.



Requiem for a Dream définit brillamment l’âme du texte de Jean Epstein avec une véritable leçon de mise en scène, riche en non-dits et fascinante, pour un film choc, le plus abouti de son auteur, captant à tout instant la mouvance des objets pour intensifier le statut de film du réel. Un devoir de cinéaste du réel comme il en sort rarement, époustouflant et fascinant.

Créée

le 4 juin 2021

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