Premier long-métrage d’Emmanuel Marre et Louise Lecoustre présenté à la Semaine de la critique du Festival de Cannes 2021, Rien à foutre est une comédie dramatique au regard aiguisé sur une profession : hôtesse de l’air. Mais c’est aussi le diagnostic d’un climat social plus général où l’empathie est portée disparue au profit du détachement, du conformisme et de la désinvolture. Le tout porté par une Adèle Exarchopoulos merveilleuse.
En voilà un film français intelligent et rafraîchissant ! Son titre a d’emblée de quoi intriguer, et peut être compris en plusieurs sens : est-ce une exclamation insolente annonçant un personnage provocateur et rebelle ? Pas vraiment. Est-ce en même temps, et plutôt, un simple constat sous forme affirmative de l’ennui et de la passivité ambiants ? En d’autres termes, Rien à foutre serait moins l’expression d’une volonté de tout envoyer balader qu’une forme d’ironie tragique devant la résignation et l’apathie collectives, lesquelles font naître le sentiment qu’effectivement, « on ne fout rien » de sa vie qui soit un minimum épanouissant, et que « tout le monde se contrefout de tout le monde ».
Rien à foutre (de vous), c’est ce que les compagnies aériennes disent à demi-mots à leurs employées au moment de les recruter et durant leur formation. Mettez vos émotions de côté, souriez, soyez belles, prenez soin du client, soyez efficaces et vendez le maximum de marchandises. Puis montrez aux passagers de l’empathie (à défaut d’en avoir nous-mêmes à votre égard).
Rien à foutre, c’est ce que disent à demi-mots les supérieurs de Cassandre quand celle-ci fait un écart au règlement qui, en soi, n’a aucune conséquence néfaste ni n’entache son efficacité, mais qu’il faut bien punir sans aucune forme de compréhension du contexte, puisque « ce sont les règles ».
Rien à foutre, c’est ce que dit à demi-mots ce passager anglais à Cassandre, refusant de payer sa consommation et insistant pour obtenir d’elle un sourire (tout en lui faisant comprendre qu’elle ne sert qu’à ça). Mais il faut prendre sur soi, le client est roi.
Rien à foutre, c’est ce que se dit à demi-mots Cassandre entre chaque vol, livrée à elle-même dans un endroit toujours différent, sans attaches ni relation qui compte. Autant profiter : Tinder, boîtes, coups d’un soir, alcool. Personne ne la connaît, personne ne la jugera. Faut bien tuer l’ennui avant de repartir.
Rien à foutre, c’est ce que dit à demi-mots une hôtesse refusant l’enregistrement du bagage d’une jeune fille, pour quelques centimètres au-dessus de la taille autorisée. Question de sécurité, bla bla bla, c’est pareil pour tout le monde.
Rien à foutre, c’est ce que dit à demi-mots le père de Cassandre lors d’un grand ménage de printemps, au moment de jeter à la poubelle des liasses de dossiers professionnels pour la seule raison que « ça y est, ils ont plus de dix ans, et la loi c’est de les garder dix ans minimum ». Sont-ils importants ? Bof, peu importe, on a respecté le protocole et maintenant on s’en fiche.
Rien à foutre, c’est ce que dit à demi-mots le mec de la sœur de Cassandre, au moment de la larguer comme une chaussette au bord de la route pour une contrariété puérile. Pas le temps pour l’adversité, il y en a plein d’autres qui attendent leur tour.
Rien à foutre, c’est ce que disent les compagnies d’assurance à la famille de Cassandre, dont la mère s’est tuée en voiture récemment. Un sinistre qui ne sera pas pris en charge parce que la victime roulait à 57 km/h au lieu de 50. Apprend-on que des graviers laissés par un chantier ont fait exploser le pneu de la voiture et causé l’accident ? Bof, la loi c’est la loi, la dame était en infraction, c’est sa faute, et la famille paiera. Et puis, on ne retrouve plus la voiture pour faire l’examen des dégâts, donc autant clore le dossier au passage.
Que reste-t-il ?
Une première partie ultra pop à la mise en scène énergique et électrisante, où l’on découvre cette Cassandre désabusée par cette vie sans repères, avec un job qu’elle aime mais aux conditions pourries, et une crise existentielle anesthésiée par la fuite en avant. Un deuxième acte qui rompt drastiquement le ton pour faire basculer le film dans un drame familial plus intimiste et collectif. Car la disparition de la mère rapproche Cassandre, sa sœur et son père et permet aux réalisateurs de prendre leur temps sur des scènes de discussions émouvantes, par le mélange de tristesse et de légèreté, par la vulnérabilité (enfin) assumée des trois endeuillés, par la simplicité (enfin) retrouvée de leurs communications jusqu’alors rompues. Si quelques scènes s’étirent un peu trop en longueur, la plupart visent juste grâce à la finesse de l’écriture et surtout au jeu d’Adèle Exarchopoulos, Mara Taquin et Alexandre Perrier.
Adèle Exarchopoulos, impressionnante par sa fragilité contenue derrière le masque des sourires, trouve dans Rien à foutre l’un de ses meilleurs rôles, l’un des plus dignes. Jamais sexualisée, alors même que son environnement professionnel ne la ramène presque qu’à ça ; alors même que la première partie consacrée à ses cycles de « débauche » aurait pu sombrer dans le vulgaire et le sulfureux bourgeois. Le monde est vu à travers ses yeux à elle ; la sexualisation au travail est vue à travers ses yeux à elle ; ses coups d’un soir ennuyeux sont encore vus à travers ses yeux à elle. Il est donc logique et intelligent d’avoir su garder la distance et la pudeur d’avec le sujet, car l’intérêt est bel et bien ailleurs : dans ces retrouvailles familiales qui redonnent un sens aux vies particulières. En ce sens, les cinq dernières minutes sont peut-être de trop, tant le film aurait mérité de se terminer sur des points de suspension davantage que sur un point d’exclamation – là était toute la subtilité du film, depuis son titre, dans ce perpétuel maintient de l’ambivalence. Heureusement, c’est un sentiment largement positif qui demeure après la séance, et l’impression d’avoir assisté à un vrai renouvellement du cinéma français.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]