Travaux de réflexion sur Mulholland Drive
Genre : Essence de cinéma
Pour prendre à nouveau la route avec Monte Hellman, il a fallu lever le pouce longtemps, pendant plus de vingt ans. Forcément, le pouce devenu bleu, on l'attendait au tournant, ce cinéaste culte de la contre-culture, formé à l'école de Roger Corman avec les Scorsese et les Coppola, également producteur de Reservoir Dogs. Lorsque le générique défile, ce n'est pourtant pas lui qui est crédité à la réalisation, mais un certain Mitchell Haven. Road to Nowhere va relater le tournage d'un film inspiré d'un fait divers.
Mitchell Haven, donc, cherche une actrice pour retranscrire à l'écran une sombre histoire d'arnaque à l'assurance vie qui a tourné au meurtre, affaire à laquelle a été mêlée une jeune femme, Velma Duran. Le réalisateur flashe rapidement sur une fille, Laurel Graham (Shannyn Sossamon, envoûtante), et s'exclame : « Elle est Velma Duran ! » C'est d'autant plus confondant que, citant Samuel Fuller, il lui demande de ne pas jouer et d'être elle-même lorsqu'elle interprète le rôle.
Haven, alter ego de Hellman et premier pseudonyme choisi par ce dernier, tombe vite amoureux d'elle, attiré à la fois par l'actrice et le personnage qu'elle incarne. On ne peut guère reprocher au metteur en scène de mélanger fiction et réalité, quand tant d'acteurs ont eu une histoire ensemble à partir du couple qu'ils interprétaient sur les planches, quand Monte Hellman lui-même avait trouvé une égérie en Laurie Bird, l'auto-stoppeuse de Macadam à deux voies puis la poule de Cockfighter. Le point de vue sur cet univers de doubles est en permanence brouillé par les cadres mis en abyme – ici une télévision, là un écran de caméra ou d'ordinateur – qui fusionnent parfois avec le cadre principal en de lents mouvements de l'objectif.
Sur le plateau de tournage, de vifs débats, quasi idéologiques, opposent ceux qui veulent laisser place à l'improvisation aux tenants de la juste retranscription du fait divers. Mitchell Haven tourne avec un appareil photo, comme Hellman, et se fie à la fascination vénéneuse qu'exerce sur lui sa tête d'affiche, réinterprétant les événements, n'accordant plus de contrechamp à l'acteur qui dialogue avec Velma Duran. En revanche, l'enquêteur de la compagnie d'assurances qui s'infiltre incognito dans l'équipe du film – encore un faux-semblant, un double – peut être vu comme une allégorie de la réalité la plus triviale, la plus strictement exacte, autrement dit la plus castratrice pour un cinéaste.
La mise en abyme est fréquente au cinéma, mais rarement exécutée avec une telle virtuosité. Dans la plupart des cas, la distinction entre film et film dans le film se voit aisément ; les acteurs incarnent les personnages du premier degré de manière réaliste, et ajoutent un soupçon de cabotinage pour ceux du second. Quant à la photographie, elle varie selon que l'on se trouve dans tel ou tel niveau de métrage. Ici, rien de tout cela. Chaque séquence laisse planer l'ambiguïté, tant l'image, l'interprétation et la mise en scène restent homogènes, si bien que chaque extrait pourrait faire partie du film tourné, de la vie sur le plateau, comme du fait divers originel.
En réalité, l'avion est-il tombé dans l'eau ou s'est-il écrasé sur un flanc de montagne ? Qu'importe, semble répondre Hellman, les deux possibilités sont aussi vraies l'une que l'autre. Un metteur en scène n'est-il pas aussi un réalisateur ? Pour interpréter le déroulement des événements, chacun suivra donc sa propre voie. Dès lors que les différents niveaux de fiction s'aplanissent pour former un tout, que les abîmes vertigineux d'un Mulholland Drive sont froidement remblayés comme de vulgaires nids-de-poule, l'intérêt est moins de reconstituer le puzzle que d'enfourcher à l'envers le cheval aveugle de la chanson d'ouverture, pour se laisser conduire sur cette route qui ne mène nulle part. On est grisé par le défilement de longs plans-séquences, qui rappelle les grandes heures de Wim Wenders, expérience sensorielle faite de beauté plastique, cadres aux reflets obsédants composés à la perfection, photographie splendide.
Le récit déconstruit est en fait une déclaration d'amour au septième art, le carburant de Monte Hellman durant toutes ces années, à l'échappatoire qu'il constitue dans une réalité envisagée comme une prison – la caméra permet de s'évader –, à son influence sur les êtres aussi. Tous les chefs-d'œuvre que le réalisateur et son actrice regardent ensemble depuis leur lit ont une dimension prophétique, annonçant les événements à venir. Diffusées sur un écran plat géant qui inonde la chambre de lumière, les images ricochent sur les murs comme dans la tête des spectateurs.
Il y a, dans cette œuvre intemporelle et hypnotique, une « vérité extatique » comme les appelle Werner Herzog, une vérité au-delà des faits, que l'on comprend intimement sans pouvoir l'exprimer tout à fait. Ses multiples sens sont insaisissables, mais elle concerne le cinéma, le pouvoir de ses images, sa capacité à redéfinir la réalité et à coïncider avec elle. Si Monte Hellman n'avait pas laissé Macadam à deux voies sur sa route, le sinueux Road to Nowhere aurait pu atteindre le sommet de sa filmographie.
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