La mise en scène de Luchino Visconti dans "Rocco et ses frères" est marquée par une esthétique qui allie réalisme et lyrisme, une signature du réalisateur qui excelle à transformer le drame sociétal en poésie visuelle. Le style filmique de Visconti, empreint de la profondeur du néoréalisme italien, se caractérise par son usage attentif de la lumière naturelle et des décors urbains, qui confèrent au film une texture à la fois crue et élégante. La caméra de Visconti se meut avec une délicatesse qui capte les nuances des expressions et des émotions, transformant chaque cadre en une toile vivante où se jouent les tragédies et les passions. Cet approche visuelle, combinée à des mouvements de caméra fluides et souvent contemplatifs, permet de plonger le spectateur dans le vécu intime des personnages, tout en ne perdant jamais de vue le cadre social et urbain qui les conditionne.
"Rocco et ses frères", chef-d'œuvre de Luchino Visconti, est une fresque puissante qui plonge dans la dissonance culturelle et les dynamiques familiales de l'Italie d'après-guerre. Le film, encré dans le réalisme social, explore la tension entre les codes d'honneur traditionnels et les nouvelles exigences d'autonomie personnelle dans un cadre urbain en pleine mutation.
Le drame se noue autour d'un amour tragiques à trois parties. L'amour tragique entre Rocco et Nadia, une jeune femme marginale, ainsi que l'obsession destructrice de Simone pour la même femme, mettent en lumière la collision entre désir personnel et loyauté familiale. La relation entre Rocco et Nadia est marquée par la pureté et la tragédie, illustrant l'idéalisme de Rocco confronté à la dure réalité de l'existence sociale marginalisée de Nadia. Simone, quant à lui, incarne le chaos émotionnel et moral, son amour se transformant en une jalousie corrosive qui contribue à sa propre chute et à celle de son entourage.
Au cœur de ce drame se trouve le contraste entre le code d'éthique familial, dominé par un sens rigide de l'honneur et du devoir, et l'éthique émergente de responsabilité personnelle caractéristique de la vie citadine moderne. Ciro Parondi, l'un des frères, incarne cette nouvelle éthique urbaine, prônant une approche de la vie où chaque individu est tenu responsable de ses propres actes, en rupture avec les traditions familiales rigides. En revanche, Rocco Parondi, à travers son sacrifice et sa loyauté envers son frère Simone, illustre la persistance des valeurs traditionnelles, cherchant à préserver l'unité familiale malgré les défaillances morales de Simone.
Le film illustre également le défi de l'intégration dans le tissu urbain milanais pour cette famille originaire du Mezzogiorno. Les Parondi, à l'image de nombreux migrants internes en Italie, se retrouvent écartelés entre leur identité rurale, imprégnée de valeurs communautaires et patriarcales, et les impératifs de l'anonymat urbain qui favorisent l'individualisme et l'émancipation des contraintes traditionnelles. Cette dualité est particulièrement palpable dans leur difficulté à se redéfinir en tant que citadins tout en conservant les traces de leur héritage rural.
La mère, figure centrale et liant émotionnel de la famille, incarne la persistance des traditions méditerranéennes, où la figure maternelle est souvent le pivot autour duquel s'articule le lignage. Parallèlement, la mémoire du père défunt fonctionne comme un surmoi, une conscience morale qui guide et influe sur les comportements des frères. Cela est particulièrement visible dans leur quête constante pour honorer sa mémoire, une quête qui façonne également leur compréhension de la masculinité.
Sur le plan de l'écriture, "Rocco et ses frères" se distingue par un scénario riche et une structure narrative complexe qui entrelace les trajectoires individuelles des personnages avec le grand récit de l'émigration et de l'intégration sociale. Le dialogue, ciselé et poignant, révèle les conflits intérieurs et les aspirations des frères Parondi avec une intensité qui ne laisse pas indifférent. La progression dramatique est maîtrisée, chaque acte du film construisant sur le précédent pour culminer dans une résolution qui est à la fois inévitable et déchirante. La capacité de Visconti à allier la grande histoire avec les petits détails du quotidien crée un univers narratif où chaque geste et chaque mot portent le poids des héritages culturels et des choix personnels. Cette orchestration narrative montre non seulement la maîtrise technique de Visconti, mais aussi sa profonde empathie pour ses personnages, dont les luttes reflètent les tensions d'une Italie en mutation rapide après la guerre.