Rogue One annonce, on le sait, une série de films bâtards écrits et réalisés en marge de la trilogie relancée l'an dernier par Le Réveil de la Force de J.J Abrams. Condamné par sa nature même de spin-off à n'être qu'un sous-chapitre de la grande histoire, le film joue pleinement de son statut de Petit Poucet : sa troupe de rebelles rejouant le siège de Fort Alamo sur la planète Jedha raconte ironiquement sur quel « nouvel espoir » se fonde l'épisode IV (celui de 1977). En un tour de magie numérique (la restauration du visage de Carrie Fisher), la petite histoire de rébellion se raccorde à la grande épopée : les fans pourront éprouver un petit frisson, il leur aura fallu attendre plus de deux heures pour qu'éclate enfin la capsule nostalgique ramenant Rogue One dans l'ombre de l'épisode fondateur de 1977.
Le film est pourtant bien peu nostalgique. Plus lucide que J.J Abrams, Gareth Edwards n'ignore pas la nature morbide du projet dont il a été, on le sait, le maître d'oeuvre malheureux (le film ayant été en grande partie remonté). Il sait que s'atteler à la tâche d'écrire une histoire de Star Wars, c'est un peu comme visiter le tombeau de Toutankhamon : retrouver les traits essentiels du mythe (c'est-à-dire, encore une fois, tuer le Père) tout en sachant que ce mythe ne peut plus engendrer que des films morts-nés, déchets postmodernes rallumant tant bien que mal les feux de la nostalgie : c'étaient les retrouvailles d'Harrison Ford avec le Faucon Millenium dans Le Réveil de la Force, c'est ici – de façon bien plus troublante, et il faut en parler – l'apparition du spectre de Peter Cushing, littéralement réincarné dans le rôle de l'amiral Tarkin. On a peu parlé de cette apparition si ce n'est pour la désigner comme l'un des exploits technologiques du film et la raccrocher à d'autres miracles obtenus par le trucage numérique : ceux de Benjamin Button (Fincher, 2008) ou de Fast & Furious 7 (Wan, 2015). Il me semble pourtant que le choix opéré par la production de Rogue One en dit beaucoup sur le film, qu'il représente même – avec l'apparition de Carrie Fisher rajeunie, dans la séquence finale – un point théorique assez passionnant ouvrant le film à sa véritable nature de site funéraire.
Scott avait eu la même idée dans Prometheus : revisiter une franchise populaire, c'est entrer dans les secrets de la Grande Pyramide, où les cadavres cohabitent avec les esprits. Mais Scott, encore trop classique, avait opté pour la solution esthétique de l'hologramme pour représenter les fantômes d'Alien. Moins regardant, Rogue One choisit la doublure numérique (Cushing) et c'est par là qu'il se différencie nettement de The Force Awakens. La différence entre les deux films n'est pas seulement d'échelle (grand/petit projet), elle réside plus essentiellement dans la manière de gérer un capital symbolique. Là où le film J.J Abrams, niant toute morbidité, semblait avoir été écrit dans un esprit proche de celui de Super 8 (une histoire de gamins voulant jouer dans la cour des grands, mais incapables d'être à la hauteur de leurs illustres prédécesseurs), Rogue One dit, avec beaucoup moins de passion naïve, que toute histoire de Star Wars est condamnée à revenir, comme un fantôme, vers le mausolée de 1977. Le film visite l'antichambre de cette tombe – et ne peut donc raconter qu'un suicide collectif (c'est le côté Alamo) avec un casting composé d'acteurs de seconde zone (Felicity Jones et Diego Luna) voués à disparaître dans un soleil d'apocalypse (c'est le côté Melancholia). Il n'y a aucune grandeur dans Rogue One – et il faut être de mauvaise foi pour le présenter comme un grand film – mais aucune bassesse non plus. C'est un film qui a le courage de ne pas tendre naïvement la main aux fans, de ne pas leur vendre – seulement – un cinéma de figurines (malgré d'inévitables scènes de dégommage de troopers), mais de regarder plutôt la franchise du côté des morts, dans un espace-temps où le spectre de Peter Cushing parle, d'outre-tombe, avec Dark Vador.