Dans un livre que j'ai commencé ce mois-ci (et que j'espère terminer, le livre, comme le mois d'ailleurs), l'incipit est le suivant: "Toutes les images disparaîtront."
Ces trois derniers jours, j'ai visionné quelque chose comme 380 minutes d'images filmées par Benning, réparties sur 4 films. Des plans fixes de 2.5 minutes, le temps d'un roll de film 16mm de 100 pieds (ou 30 mètres), jusqu'à un plan fixe d'une heure, filmé numériquement.
Est-ce que ces images disparaîtront?
En bon mathématicien, Benning pose un problème: ces images, devons-nous nous contenter de les regarder, ou devons-nous les interpréter? Parce que s'il y a bien quelque chose qu'on aime faire, c'est questionner, trouver un sens, donner un sens. Et après tout, on peut: le film terminé, les images nous appartiennent, et on en fait ce qu'on veut, on les éprouve comme on veut, le magistral Ten Skies en était l'exemple parfait.
Ces films ont le don de dévoiler le spectateur à lui-même et à sa connexion au réel. Mais le problème demeure dans notre relation aux images: en les consommant, on en oublie de ressentir, car le sens (celui que nous donnons et influencé par le cinéaste) devra dicter le ressenti. On donne un sens puis on ressent, au lieu de ressentir, tout simplement. J'avais oublié ce processus, à vrai dire (je parle bien sûr dans un contexte de cinéma disons "expérimental", car un cinéma mainstream ne laisse pas la même place au spectateur).
Et donc Ruhr... premier film numérique de Benning, désormais libéré de la longueur des pellicules. 7 plans, dont un d'une heure.
Clairement, on dépasse "l'impressionnisme" de la trilogie californienne, on se rend compte qu'un plan fixe de 2.5 minutes, c'est court. Et ici, on peut contempler un état, comme dans ce 3e plan, avec ces arbres en contre-plongée. Immobiles. Rupture: un avion les survole. Retour à l'immobilité. Et ensuite, les arbres bougent, les branchent libèrent une pluie de feuilles. Il faut attendre le passage d'un 2e avion pour comprendre et confirmer qu'on assiste à une conséquence, et en dehors de ça, à un état de transition, de passage. Et nous devenons actif dans cette attention, et ce qu'il y a entre les "actions" devient plus essentiel, plus crucial, parce que c'est ce que nous ne voyons jamais, ce que nous ne prenons jamais le temps de regarder. Et il faut plus que 100 pieds de film pour atteindre cela, ce rapport à la réalité. Ainsi Ruhr s'impose comme un film sur la puissance du numérique. Et je dis ça alors que je ne pratique qu'avec de la matière analogique. Pas que je me sente soudainement limité, mais bon... Bref.
Je tiens à souligner, encore et toujours, l'importance du son, comme toujours chez Benning. En France, on dit: "on regarde un film"; au Québec, on dit: "on écoute un film". Pour un film de Benning, il faudrait dire les deux. "T'as fait quoi pendant ton confinement?" "Oh, moi j'ai regardé-écouté des films de Benning, c'était chill. Et toi?"
Et donc, est-ce que ces images disparaîtront? Peut-être. Tout disparait de toute façon. Mais leur impact persistera, leur puissance leur survivra. Et plus on les aura regardées longuement, plus on aura appris, cela à travers notre perception bien personnelle: Le temps est un outil d'apprentissage. Ça demande de la patience, de la concentration, dans un monde où on souffre de déficit d'attention, dans un monde où tout va vite, okay sauf, en ce moment, mais vous voyez ce que je veux dire, hein? Ce que je veux dire, c'est qu'en regardant une image longuement, on parvient à créer une relation avec elle, à affiner une vision du monde, et tout ce qui nous passe par la tête est précieux, même si c'est une liste de course ou des souvenirs... Et la petite feuille sèche sur l'asphalte du premier plan, je m'en souviendrai longtemps.
Tout ça pour dire, je crois que je vais faire un film: un plan fixe sur une toile en train de sécher, et ça sera l'histoire de la relation entre la lumière changeante et la peinture qui sèche. Qui veut bien me produire?