Au début des années 1980, les affaires de Francis Ford Coppola se gâtent. Les studios American Zoetrope, qu’il a fondés en 1969, subissent un revers de taille : l’onéreux et maniériste Coup de cœur, dont le budget passa de deux à vingt-cinq millions de dollars en cours de tournage, rapporte à peine quelque 630 000 dollars de recettes en salles. De quoi porter un coup quasi fatal aux finances d’une structure colossale, créée dans l’espoir de garantir une liberté artistique absolue aux cinéastes les plus ambitieux – George Lucas, Wim Wenders, Paul Schrader… Dos au mur, Francis Ford Coppola décide alors d’enchaîner deux « petits films » mettant en scène une tripotée de jeunes comédiens peu connus, tels que Tom Cruise, Nicolas Cage, Matt Dillon, Sofia Coppola, Diane Lane, Tom Waits ou Mickey Rourke. Outsiders sort en 1983 ; Rusty James, qui recycle une partie de son casting et de son équipe technique, voit le jour quelques mois plus tard.
Les deux films ont beau évoquer la jeunesse, ils forment une sorte d’antithèse, dont l’illustration la plus évidente est d’ordre formel : les couleurs travaillées d’Outsiders font place nette au noir et blanc stylisé de Rusty James ; le digne représentant d’un certain cinéma classique américain voit lui succéder un essai intime parfois qualifié d’expérimental. Pourtant, Rusty James est aussi une manière de prendre langue avec le Vieil Hollywood : l’absence de couleurs, le recours au grand angle, les éclairages et ombres expressionnistes, les cadrages obliques à la Orson Welles, le personnage shakespearien en rupture avec son environnement ou encore l’usage systématique de fumigènes renvoient à une époque que Coppola a lui-même contribué à ringardiser, en sa qualité d’ambassadeur du Nouvel Hollywood.
Les obsessions d’un réalisateur se fondent naturellement dans ses œuvres. L’attraction du pouvoir et le thème du roi déchu ont irrigué Le Parrain et Apocalypse Now avant de s’inscrire au frontispice de Rusty James. Et la fascination qu’y exerce le « Motorcycle Boy » sur son petit frère symbolise dans une large mesure celle que Francis Ford Coppola voue à son frère aîné, décrit comme son « plus grand professeur ». Dans le film qui nous intéresse, Rusty, brillamment campé par Matt Dillon, est un adolescent impressionnable encore en voie de maturation. Il idéalise son grand frère, « baptisé président » dans son quartier, ainsi que ses prouesses passées, immortalisées sur les murs de Tulsa. Le jeune antihéros de Coppola nourrit un double espoir : ne jamais imiter son père (Dennis Hopper, un avocat alcoolique au chômage) et égaler son frangin, dont les anciens exploits de chef de bande l’émerveillent. « Tu veux tellement ressembler à ton frère », lui assène-t-on comme une évidence. À cela, il y a toutefois deux écueils, et pas n’importe lesquels : Rusty n’a manifestement pas l’étoffe de « Motorcycle Boy » et ce dernier bat désormais en brèche les promesses en trompe-l’œil d’une carrière de délinquant.
Dès les premiers instants du film se met en place une caractérisation déliée de Rusty James. Dans une salle de billard, on l’aperçoit en débardeur blanc, bandana sur la tête, bracelet de cuir au poignet, préoccupé par une rixe à venir. Francis Ford Coppola filme un peu plus tard ses déplacements en bande en usant d’un plan vertical écrasant, premier indice putatif d’un environnement urbain appelé à phagocyter la jeunesse. Même les poissons d’une modeste animalerie, seuls éléments du film gratifiés de couleurs, contribuent à définir, par analogies, Rusty, ses proches et leurs rivaux : une fois disposés dans un espace commun, ces animaux aquatiques, incapables de cohabiter sereinement, s’en prennent les uns aux autres jusqu’à se réduire en charpie. Les mœurs viennent compléter un portrait générationnel sans concessions : elles se trouvent éventées à travers une tentative d’approche filmée en travelling latéral à la sortie d’un lycée, par le biais de visions fantasmées en salle de cours, d’une partouze organisée sur les bords d’un lac ou encore via un montage alterné montrant successivement Rusty pelotant sa copine et ses acolytes l’attendant pour des échauffourées avec une bande rivale.
Il est difficile de décrypter cette oeuvre sans songer au temps. Quand « Motorcycle Boy » revient à Tulsa après un séjour en Californie, il apparaît vieilli, comme usé – et probablement désabusé. Daltonien et à moitié sourd, il traîne un spleen de quinquagénaire à seulement vingt-et-un ans, résultat d’une enfance chaotique qui l’a fait mûrir – et le fera bientôt mourir – avant l’âge. Mickey Rourke, effacé, presque éteint, débite des répliques à peine audibles. L’ancien chef de gang légendaire a trop goûté aux structures pathogènes de la criminalité ; il ne vit plus en syntonie ni avec son passé ni avec son environnement immédiat. Francis Ford Coppola déploie un autre rapport au temps, pluriel et obstiné : par un découpage vif, des ombres qui s’étalent le long des façades, des nuages défilant en accéléré, la brièveté d’une vie prématurément détruite ou la transition douloureuse vers l’âge adulte, il façonne une œuvre quasi essayistique sur l’existence et ses cheminements.
Ce n’est pas tout, puisque le film brasse quantité de thèmes secondaires, parmi lesquels la trahison, la drogue, l’échec scolaire ou l’éclatement des cellules familiales. Coppola y répand un sentiment d’urgence, des images aussi soignées qu’obsédantes – la première rixe, l’agression dans une ruelle, la fumée permanente – et des séquences symboliques – la conversation entre père et fils au bar, la mort déjouée, le plan final… L’ensemble bénéficie de la photographie sublime de Stephen H. Burum et supporte une sorte de lyrisme tragique rappelant Nicholas Ray (La Fureur de vivre) ou László Benedek (L’Équipée sauvage). Tiré d’un roman de S. E. Hinton, une pionnière de la littérature young adult, Rusty James est également redevable d’une partie de son identité à Stewart Copeland, compositeur d’une bande-son ingénieuse, mêlant craquements, cliquetis, battements de cœur ou encore bruits de grillons. Les premiers pas au cinéma du batteur de The Police s’apparentent déjà aux enjambées d’un sprinteur jamaïcain. Toutes ces qualités ne suffiront cependant pas à assurer un succès commercial à ce film si personnel – et chéri par son réalisateur. La société de production American Zoetrope en ressort une nouvelle fois fragilisée.
Article publié sur Le Mag du Ciné