En 1990, David Lynch se voit proposer par son ami le producteur Monty Montgomery de devenir coproducteur de l’adaptation du roman Wild at heart, the story of Sailor and Lula de l’écrivain Barry Gifford. Mais Lynch tombe amoureux du scénario, et de producteur, il devient finalement réalisateur du film. Il voit dans cette fiction « une romance vraiment moderne dans un monde violent – un film sur une histoire d’amour née en enfer ». Lynch réadapte la première version du scénario écrite par l’auteur du roman. Il en transforme la fin, plus douce et mystique – le cinéaste est alors inspiré par Le Magicien d’Oz dont il reprendra de nombreux éléments dans son adaptation. Barry Gifford déclarera plus tard que Lynch a adapté son livre en « rendant tout ce qui était lumineux un peu plus lumineux, et ce qui était noir un peu plus noir ».
Sailor et Lula fait donc partie des quatre films un peu « à part » dans la filmographie de Lynch, ceux directement adaptés de romans ou d’histoires vraies – avec Dune, d’après le roman de Frank Herbert, Elephant Man d’après une histoire vraie et un roman, et Une histoire vraie, comme son titre l’indique… Sailor et Lula forme aussi un duo avec Une histoire vraie en cela qu’ils s’inscrivent tous deux dans la forme du road-movie. L’un, Une histoire vraie, est d’ailleurs le film le plus paisible de Lynch, l’autre, Sailor et Lula, le plus explosif et violent.
Ce qui fait la particularité de ce film dans la filmographie de Lynch est peut-être l’aspect parodique, qui est joué avec force dans Sailor et Lula. Laura Dern et Nicolas Cage ont consciemment joués Lula et Sailor comme « un seul et même personnage », deux facettes d’une même pièce : très sexués, sauvages, et enfantins à la fois, renvoyant tous deux à deux figures mythiques américaines, pour l’une à Marilyn, et l’autre Elvis. Tous les personnages sont « over-the-top » dans Sailor et Lula. Le film débute brutalement par un affrontement au couteau, dans lequel Sailor explose la tête de son adversaire devant une assemblée muette. Sans cesse, le film répétera des signes d’animalité : de nombreux personnages secondaires qui poussent des cris d’animaux (et même un qui parle et cri comme une grenouille sous hélium), un chien qui se promène avec une main coupée, des images de hyènes dévorant une carcasse à la télévision… L’autre leitmotiv visuel du film sera le feu. Deux motifs (l’animalité et le feu) qui appartiennent à tous les films de Lynch, mais qui sont ici déployés à l’extrême.
Par son récit original, et par son titre original (« Wild », sauvage, dans le cœur), Sailor et Lula paraît moins subtil que Blue Velvet, Twin Peaks ou Mulholland drive. Le rythme y est plus enlevé, au détriment des scènes d’atmosphères angoissantes habituelles du cinéaste. Le film le plus proche de Sailor et Lula dans sa carrière est probablement Lost Highway : tous deux utilisent d’ailleurs des musiques hard-rock à plusieurs reprises, et des images de routes dans le désert à vive allure. Mais, même dans ce film explosif qu’est Sailor et Lula, Lynch laisse quelques espaces pour des émotions plus paisibles. Au milieu du film, il y a cette scène où Lula enrage de ne trouver une bonne musique sur l’autoradio. Elle s’arrête en plein désert, et Sailor trouve un morceau de hard-rock : tous deux dansent comme des fous dans le sable, et leur danse ressemblerait presque à un rite païen. Mais, soudain, Lynch coupe la musique de la voiture pour placer le thème principal du film, composé par Angelo Badalamenti, un grand air tragique, joué par un grand orchestre. Et soudain, Sailor et Lula interrompent leur danse et s’enlacent.
Le final, ajouté par Lynch au roman d’origine, va aussi dans ce sens. Après s’être fait battre par un groupe de caïds, Sailor voit apparaître une « bonne fée » - comme celle du Magicien d’Oz, alors que seule la méchante fée était apparue précédemment aux yeux de Lula. La musique éthérée d’Angelo Badalamenti accompagne cette apparition, et la bonne fée délivre un message à Sailor qui pourrait être celui de tous les films de Lynch : Sailor doit surpasser la peur, la culpabilité, pour choisir l’amour. Cette question de la peur qui hante les personnages, et les empêche d’avancer, parsème le film. L’incarnation en est Bobby Peru, le personnage incarné par Willem Dafoe. Il est l’un de ces hommes maléfiques et mystérieux qui parsèment le cinéma de David Lynch. S’il arbore un visage humain au départ, il devient totalement monstrueux et animal lorsqu’il enfile un collant sur la tête. La manière dont il s’immisce dans le couple de Sailor et Lula entache leur amour. Sailor croit que Lula l’a trompée avec Bobby Peru (ce qu’il cherchait à faire croire, en commençant à la violer sans aller jusqu’au bout), et Lula sent que Sailor lui cache un mauvais coup. En effet, Sailor va commettre un braquage avec Peru. Le mensonge, la jalousie, brise le couple. Et Lula de dire « Bobby Peru est un ange du mal ». Il est venu dans sa chambre, et a commencé à effrayer Lula, la forçant à lui dire « baise-moi ». Quand Lula cède et dit « baise-moi », terrifiée, Peru éclate de rire et rétorque « j’ai pas le temps ! » avant de disparaître. Une blague sinistre, dont le seul but est de créer la terreur chez Lula.
Mais un autre poids hante les deux personnages principaux, plus tôt dans le film. C’est le crime initial, celui commit par la mère de Lula (Marietta, incarnée par la propre mère de Laura Dern, Diane Ladd). Elle a fait tuer le père de Lula, son mari, par un tueur à gage. Il a mis le feu au pauvre homme. Sailor était alors le chauffeur de ce tueur à gage, et a vu la maison prendre feu sans comprendre ni pouvoir agir à temps. Ce crime initial est un mystère qui hante les deux personnages, et les empêche d’être jamais heureux. La mère, Marietta, est la « mauvaise sorcière », qui hante Lula à chaque instant. Pour éviter d’être découverte comme criminelle aux yeux de sa fille, elle envoie le tueur à gage aux trousses du couple, pour faire tuer Sailor. Lula devra apprendre à dire adieu à sa mère trop folle, pour enfin vivre apaisée avec son amoureux. Sailor, lui, devra dépasser sa culpabilité - d’avoir eu une vie de criminel, d’avoir été en prison, mais surtout d’avoir assisté au meurtre, dont les images de flammes lui reviennent en permanence à l’esprit – pour pouvoir à nouveau aimer Lula et devenir le père de son enfant. L’important est d’être libre, mais non pas simplement libre pénalement (hors de la prison), mais de sentir son âme libre. Et cette libération a bien lieu à la fin du film. Le thème de la liberté revient à de nombreuses reprises, notamment par la « veste en peau de serpent », dont Sailor répète sans cesse qu’elle est le symbole de sa liberté individuelle. Ce sont, aussi, plusieurs gros plans sur les dollars américains qui tombent toujours du côté : « liberty ».
Sailor et Lula cache donc, sous les cris, les flammes et le sexe, une histoire assez bouleversante, comme toujours chez Lynch. Si elle ne donne pas lieu à autant d’émotion que ses plus grands films, Sailor et Lula reste un film important dans sa filmographie. D’une part, il lui valut sa seule Palme d’or (Mulholland drive lui offrira le prix de la mise en scène). D’autre part, Sailor et Lula est un jâlon important dans la progression du cinéaste : on y voit clairement que Lynch s’amuse de plus en plus avec la narration, rendant ses intrigues de plus en plus étoffées et complexes, avec des allez-retours dans le temps et de nombreux personnages secondaires. L’influence du travail sur la série Twin Peaks et sa rencontre avec Mark Frost sont peut-être dans quelque chose dans ce côté « touffu » qui apparaît chez Lynch à partir de Sailor et Lula. Son film suivant, Fire walk with me, sera l’œuvre de l’incompréhension – boudée par ses fans à sa sortie, il deviendra adoré au fil des années. Et sa trilogie des années 2000, Lost Highway, Mulholland drive, Inland Empire, sera louée pour sa grande complexité dans laquelle on adore se perdre.