La volonté de Saint Laurent est entièrement viscontienne. Jusque dans cet incroyable plan montrant Helmut Berger [YSL âgé] se regardant dans Les damnés [dont le titre original se traduit par La chute des dieux], Bonello orchestre une partition funeste, celle d'un ange qui choit.
C'est une descente inéluctable, la fin d'un monde, la fin du monde, Saint Laurent se posant comme "le seul", puis "le dernier". Le dernier grand couturier, le dernier artiste, le dernier Dieu ? Fresque viscontienne donc forcément proustienne, Saint Laurent prenant le pseudonyme de Swann ou fantasmant la chambre de l'écrivain, ou bien Ludwig orgiaque perdant la raison, jusque dans le rôle de la mère offert à Dominique Sanda [qui, sans avoir joué chez Visconti, fut la partenaire d'Helmut Berger dans Le jardin des Finzi Contini, film proustien de De Sica], le soin infini apporté aux décors, aux étoffes, aux objets, bijoux, vêtements, musique, peinture d'un monde qui n'est pas le nôtre, toute la mémoire d'un cinéaste est ainsi convoquée par Bonello dans ce projet bigger than life, le biopic d'un artiste encore présent mais surtout témoin et acteur d'une époque révolue.
Tout cela est très lourd à porter et aurait pu engendrer un film indigeste, sorte de pâtisserie baroque sans forme et sans fond très ennuyeuse. La réussite de Saint Laurent tient en deux points, sa mise en scène et l'interprétation de Gaspard Ulliel. Élégante et racée, audacieuse dans ses longs travellings ou ses split-screens virtuoses [dont l'un "mondrianesque" !], à la hauteur du génie artistique du créateur, la réalisation de Bonello est assez éblouissante. Omniprésent, faisant de l'ombre à tous les autres personnages, pourtant justes et bien interprétés [Jérémie Renier, Amira Casar et même Léa Seydoux et Louis Garrel sont bons], Gaspard Ulliel réussit à dépasser la simple imitation pour incarner véritablement un personnage trouble, ambivalent, totalement perdu. Il est impressionnant.
Les prouesses de Bonello et Ulliel, leur capacité à vaincre les écueils de l'exercice, ne réussissent cependant pas à masquer la vraie lacune du film, l'émotion. Pas d'empathie, pas de frissons, pas d'enthousiasme spontané. Si Saint Laurent est un [très] brillant exercice de style, il ne parvient jamais à toucher. La peinture est noire, le malaise prégnant, mais on est maintenu à distance de la toile.