La singularité de Saint Omer, qui est un film de procès comme on en a rarement vu, ne se trouve pas seulement dans la mise en scène mais dans l'intelligence de la réalisatrice à traiter d'un sujet qu'elle met en parallèle de ce fait divers. Et ce, malgré parfois quelques divergences explicites qui ne servent pas correctement le propos selon moi.
On pourrait aisément croire que ce film serait somme toute très classique dans son histoire, mais ce qui intéresse Alice Diop ne se situe pas réellement sur la finalité du procès (dont on ne connaitra jamais le verdict dans le film) mais sur la fascination malsaine de la romancière devant l'accusée. Une fascination qui semble déjà très personnelle, le personnage principal pourrait être facilement perçu comme l'alter ego de la réalisatrice, mais qui est aussi portée par une personnalité en proie aux doutes, et qui fait de sa littérature et de ses références une façon de voir les femmes comme héroïnes, même lorsqu'elles sont humiliées. L'introduction du film avec l'exemple de Marguerite Duras nous ancre dans ce que va tenter de raconter le long métrage. Or, bien sûr, cette fascination face à une femme responsable du pire crime que l'on puisse commettre, va déstabiliser la romancière. Et cette déstabilisation va s'illustrer autour de plans très très longs, fixes, durant le procès. Laissant parler la juge, les avocats, mais surtout l'accusée, terriblement perturbante dans son langage si soutenu et littéraire, mais pourtant si ambigu sur les motivations qui l'ont poussé à tuer sa propre petite fille.
C'est sur ses séquences que le film est assez impressionnant. En gardant ce rythme plombant, d'une très grande froideur qui s'apparente à du documentaire, et avec une direction d'acting qui va beaucoup se porter sur les regards plus que sur les répliques, le procès de Saint Omer fait froid dans le dos en permanence. Et tout le récit raconté ne fait que flouter la vérité des faits, et l'émotion débarque souvent lorsque le visage de l'accusée laisse paraître une folie contenue qui la détruit intérieurement. Et Alice Diop ne cherche jamais le sensationnalisme. La neutralité du ton du discours de l'accusée, ainsi que les quelques autres interventions ne perturbent jamais le rythme qui reste très terre à terre. Pour autant, elles ne sont pas si réalistes car la réalisatrice use de quelques effets de style avec parfois l'arrivée de la musique dans la montée de l'angoisse, ou notamment ce sublime moment où les regards de l'accusée et de la romancière se croisent. On ne sait pas si c'est vraiment arrivé.
Le parallèle avec la peur d'être une mauvaise mère, mais surtout la peur de ne pas remplir le rôle qu'une société impose, permet de rendre la romancière, qui est enceinte, terrifiée. Et la réalisatrice va s'attarder sur cette réflexion puisqu'en dehors du procès, son personnage principal va subir comme une transformation. D'abord curieuse, puis perturbée et ensuite effrayée, son parcours sur le procès va être mis en scène par un déni, celle de sa grossesse. D'abord indolore, puis gênant, et enfin douloureux. Car elle semble partager la même peur que l'accusée : que son enfant subisse le monde. Et ça l'effraie, ça la traumatise d'imaginer penser un peu comme elle. Mais ses séquences parfois oniriques ont du mal à être au niveau de l'ambiance du procès dans les regards et dans le sous texte. On a un peu l'impression qu'Alice Diop a peur que le spectateur ne parvienne pas à comprendre où elle veut en venir et choisit donc ses quelques moments égarés pour nous l'expliquer, avec une image et un découpage souvent très bon, mais pas forcément utiles. Comme ces quelques flashbacks illustrant l'enfance difficile avec une mère qui ne s'est jamais souciée de son enfant.
Le discours de fin de l'avocate, aussi sublime soit-il sur le principe de chimère que serait une femme enceinte, manque aussi de subtilité par rapport à tout le reste du film. Mais ce discours entrecoupé de plans de femmes, tristes et désemparées, est assez remarquable. Car la folie de cette femme est en réalité une folie qui tourmente toutes les autres. Et cette vision de l'enfant, de la responsabilité féminine et son lien biologique avec ceux et celles qui font naître, est très juste et forte dans le film grâce à toutes ces étapes, qui sont parfois peut-être un peu grossières.
Mais Saint Omer est un film de procès rarement vu au cinéma. Car il ne cherche pas réellement à suivre une ligne scénaristique, mais plus à dresser le portrait d'une femme apeurée, qui n'a pas de repères sur le principe de maternité, mais qui est fascinée par la dignité des femmes, même dans des moments atroces.