L'impression tenace de regarder un docu animalier sur la savane enrobe le visionnage de Salesman. Pas seulement à cause des surnoms des sujets (badger, rabbit, bull...), mais en raison de l'empathie que l'on ressent devant les différents "animaux" exposés sous nos yeux. On souhaite la survie des gazelles durant une semaine, afin qu'elles échappent des griffes de leurs prédateurs, la semaine d'après on prend fait et cause pour une lionne qui doit absolument nourrir ses petits et donc décaniller de l'antilope.
Et quand Salesman débute, on prend en grippe dès la première seconde "the badger aka l'embobineur", qui tente de vendre une bible à 50 balles à des gens qui n'ont pas un sous en poche. Car je n'ai pas encore dit le principal. Salesman est un documentaire de 1969 qui porte sur la vie de vendeurs de bibles aux USA. Le père de Strip-tease en somme, et qui a inspiré à l'évidence quelques films (Les portes de la gloire et l'entourloupe, pour ne citer que les plus connus).
Et les frères Maysles, ont vraiment réussi à donner l'impression qu'on regarde un vrai film, avec des acteurs, et des répliques écrites par des scénaristes chevronnés. Le badger pourrait très bien être incarné par Jack Lemon, et le lapin par Andy Kaufman.... ils pourraient réciter les mêmes dialogues sans le moindre problème.
Je disais donc qu'au début du film, voir l'embobineur tenter de refourguer une camelote hors de prix au nom de Jésus à de pauvres croyants le rend profondément antipathique. Car sa technique d'usure extrême s'apparente à de l'abus sur croyant en détresse. Des chrétiens qui ne peuvent s'offrir une bible, et qu'il tente de faire culpabiliser par tous les moyens. Bref, une immense merde. Difficile d'imaginer que ces vendeurs soient d'authentiques chrétiens lorsqu'on les voit agir de la sorte.
D'ailleurs quand ils détaillent leurs produits, des éditions luxueuses avec des gravures et annotations, ils citent les passages célèbres de la Bible mais se gardent bien d'évoquer les marchands du temple. Et c'est bien eux que l'on a en tête.
Quand ils tentent de grappiller par tous les arrangements possibles, des étalages de paiement à des familles sous alimentées c'est quelque chose, on découvre pas l'univers de la vente, mais il y a quelque chose en rapport avec la prédation animale : la patience et l'absence de pitié.
Alors à quel moment éprouve-t-on une compassion pour ces chasseurs de la pire engeance ?
Peut-être à l'occasion de leur congrès annuel où leur patron leur met une pression terrible. Ou quand Badger se montre au bord des larmes après une énième journée où il ne conclut aucune vente et que les portes closes se sont succédé toute la journée. Son regard perdu, sa crainte liée à la précarité de son travail, son absence de pension, et son inefficacité qui l'expose au chômage. Surtout que les autres vendeurs n'ont pas de difficulté pour obtenir des commandes. On dirait un vieux félin qui n'a plus les capacités de ramener des prises. Et c'est lui qu'on prend finalement en pitié.
La compétition entre eux peut être douloureuse même s'ils font preuve d'une certaine camaraderie. On comprend que leur sort n'est guère plus enviable que certaines de leurs proies. Sillonner les routes enneigées et cumuler les échecs - que l'on peut analyser comme un rejet de leur personnalité. Car c'est bien cela qu'à en tête Badger, il a beau se trouver des excuses et mettre ses échecs sur le compte de populations locales mal embouchées, s'il ne triomphe pas c'est parce qu'il s'y prend mal, que sa voix, son visage ou ses arguments ne parviennent plus à vendre.
Le film s'achève sur ce triste tableau d'une chaîne alimentaire où personne ne mange à sa faim, et où chacun doit mettre sa morale de côté pour survivre.
Un modèle de documentaire.