La scientifique et le désert de sel

C’est prisonnière qu’elle arrive. Prisonnière de ces hommes armés autours d’elle et de ces menottes aux poignets et de ce bandeau qui lui couvre les yeux. Prisonnière dans ce petit avion qu’elle ne devait pas prendre et dans cette voiture filant vers l’inconnu et dans cette grande maison au milieu d’un nul part situé à l’autre bout du monde. Prisonnière, surtout, de cette vision de la quantité et de cette société du chiffre et de cette humanité déshumanisée. Prisonnière de ses statistiques et de ses données et de ses graphiques. Prisonnière derrière sa carapace de froideur et son visage inexpressif et ses grands yeux tristement bleus. Mais ça, elle ne le sait pas encore. Pour l’instant, elle s’est fait enlever à l’aéroport, à l’arrivé d’un vol arrosé au champagne dans un bel avion spacieux, alors qu’elle se rendait au Diablo Blanco faire un rapport pour l’Onu avec ses collègues scientifiques, et elle regrette son matériel et ses outils de mesures.


Ce dont elle va rapidement se rendre compte, c’est qu’elle n’a pas été enlevée par le genre de bourreaux habituels, mais par un homme en fauteuil roulant qui en fait peut marcher, et par un mystérieux homme cagoulé qui ne va pas le rester bien longtemps. Il va rapidement enlever sa cagoule et il va même rapidement révéler son identité. C’est le PDG de l’entreprise à l’origine de ce désastre écologique. Deux bourreaux inhabituels qui refusent toute négociation, seulement motivés par un étrange plan gardé secret.


Puis ils la conduisent là où elle devait aller, ils lui montrent ce qu’elle devait voir, ils lui expliquent ce qu’elle était venu raconter. Et elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas pourquoi ils l’ont enlevée pour lui faire ça, pour la forcer à faire ce qu’elle aurait fait de toute manière. Et puis ils l’abandonnent là, au milieu de ce désert de sel qui s’étend à perte de vue entre un ciel bleu et un océan de feu, avec le seul Uturunku en ligne de mire, ce volcan endormi qui anéantira un jour tout ce qui existe sur terre, dans 20 000 ans, dans 2 000 ans, ou alors peut-être dans 20 ans. Ils l’abandonnent dans cet infini blanc sur une île de pierres et de roches avec sa petite forêt de cactus. Et deux enfants sont abandonnés là avec elle. Deux jumeaux d’ici. Deux jumeaux aveugles. Atahualpa et Huascar. Elle ne peut pas parler leur langue et ils ne parlent pas la sienne. Ils leur ont laissé de quoi survivre.


Alors elle va vivre au milieu de cette absence de paysage, sans relief et sans couleur, du blanc partout à l’infini, dans ce lieu perdu sur terre, oublié du reste de l’humanité, suspendu dans le néant. Elle vit. Elle vit avec ces deux enfants aveugles qu’elle ne comprend pas. Elle les prend par la main, elle les guide, elle les nourrit, elle les fait boire, elle leur lave le visage, elle s’amuse avec eux, elle les protège, elle les prend tout près contre elle. Elle contemple avec les deux jumeaux aveugles le vide qui l’entoure, elle écoute avec eux le feu qui gronde en dessous du sel, elle redécouvre son visage sous leur mains, elle se retrouve enfin, à côté d’eux. Elle redécouvre aussi les étoiles dans le ciel, ces étoiles qu’elle peut attraper juste en tendant les bras et son matériel et ses outils ne lui manquent plus tant que ça, elle se dit que finalement elle n’en a pas vraiment besoin. Elle commence à comprendre sans vraiment s’en rendre compte. Pas encore.


Le dernier bidon d’eau se vide et les deux hommes reviennent. Ils lui expliquent et elle comprend enfin. Oui elle comprend. Elle le savait déjà, au fond d’elle, mais elle ne le réalise que maintenant. Elle irradie d’une chaleur bienveillante, son visage se drape d’émotions contradictoires et ses grands yeux bleus se cachent derrière un petit filet de larmes.


C’est libre qu’elle repart. Libérée, finalement. Libérée de cette vision de la quantité et de cette société du chiffre et de cette humanité déshumanisée. Car elle a finalement compris. Compris que le Diablo Blanco ne se résume pas seulement à des statistiques et à des données et à des graphiques que personnes ne comprendra jamais vraiment.


Le Diablo Blanco c’est un problème causé par l’homme qui en détruit d’autres. Comme ces deux jumeaux aveugles. Comme Atahualpa et Huascar. Ils ont perdu leur mère à la naissance à cause de cet environnement immaculé impur et ils perdent la vue depuis toujours à cause de cette étendue blanche sans fin, et bientôt, ils ne verront plus rien de ce monde dans lequel ils vivent.

Clode
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le 8 déc. 2016

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