Fin 2016, fort d'une promotion relativement malhonnête, Premier Contact de Denis Villeneuve conquiert les cœurs de nombreux spectateurs par son intimisme et les questions philosophiques et sociales qu'il pose ; et même qu'il les résout au prix d'un tour de passe-passe scénaristique. Toutes les promesses de Premier Contact, c'est finalement le film de ce bon vieux Herzog qui les réalise.
Herzog l'a prouvé à plusieurs reprises dans ses derniers documentaires : il est moins intéressé par l'idée de réaliser un film idéal (aux yeux de notre époque et surtout de son marché en tout cas) qu'il ne l'est à l'idée de filmer la Nature (offrant encore une fois des plans incroyables notamment du lac salé à l'origine de l'intrigue) et les Humains au sein de celle-ci. Le discours du PDG donnant une importance prépondérante à la subjectivité, à la perception, voire à la mystique s'applique pleinement au travail du réalisateur ici. Le spectateur peu averti sera donc vraisemblablement dérouté par une narration erratique, la disparition de personnages par la chasse d'eau, l'apparition Jodorowskyenne d'autres au milieu de nulle part. Des effets que l'on pardonne habituellement aisément à un Lynch, mais qu'Herzog ne cherche pas vraiment à styliser en forçant son actrice à réaliser une performance ou en nimbant sa mise en scène d'une aura fantasmagorique. Tout comme incite à le faire le personnage du PDG, Herzog laisse parler son intuition, privilégie l'instant à sa préparation et offre finalement des plans de Nature parvenant à ce petit miracle de L'invoquer dans une salle obscure. Dernièrement seul Peter Strickland, beaucoup plus perfectionniste, parvient à rivaliser (bien loin des artifices de Malick et Villeneuve).
Grâce à ce talent, qui à en croire Salt and Fire est accessible à tout ceux qui acceptent de se déconnecter (telle l'héroïne qui n'a pas de réseau à la descente de son avion et qui n'en retrouvera jamais) et d'oublier les datas ou le fact-checking, Herzog invoque un tout petit bout de notre planète qui a une atmosphère à la fois extrêmement brute de réalité par son aspect chaotique et qui pourtant défie notre perception au point qu'un personnage, le plus étrange de l'histoire lui-même, le décrit comme une planète extra-terrestre. Le désert de sel est à la fois un espace si géométriquement parfait que les satellites se calibrent par rapport à lui et un espace si chaotique qu'il devient le théâtres de toutes les absurdités comme avec ces trains qui rouillent à perte de vue sur des lignes ne menant d'un nulle part à un autre nulle part. Absurdité encore lorsque le PDG pris de remords, car partiellement responsable de la désolation écologique de la région, évoque l'inéluctable apocalypse que causera l'immense volcan face à lui, rendant finalement les responsabilités humaines et l'existence-même de chacun dérisoire. Au même titre que l'histoire qu'Herzog nous raconte, d'ailleurs : le rapport que l'héroïne doit rendre à l'ONU, le problème écologique lui-même, le réchauffement global, pourquoi pas ? tout cela qui occupe pourtant beaucoup nos écrans reste secondaire par rapport à n'importe quelle expérience sensorielle.
Après avoir été enlevée par des hommes en armes et préparée à son insu dans un camp renfermé sur lui-même, c'est donc dans ce décor extrêmement ouvert (une oasis de cactus dans un désert de sel) que l'héroïne, tout comme celle de Premier Contact, communique à petit pas avec deux êtres, qui tout comme ceux de Premier Contact, sont pratiquement jumeaux, étranges de par leurs langues et leurs perceptions et encore en plein apprentissage du monde qui les entoure. Tout comme dans Premier Contact, cette héroïne accède à un autre niveau de conscience. Ici pourtant il n'est pas provoqué par une interaction avec ces "aliens", il est en fait accessible à vous et moi, inutile de s'inventer une relation privilégiée avec un extra-terrestre : il nous suffit de nous éloigner des lumières parasites des villes et de regarder le ciel étoilé. L'héroïne de Salt and Fire remonte elle aussi le temps en quelques sortes, en se reconnectant avec la voute céleste et les vibrations du sol exactement comme nos ancêtres.
Et c'est là que les visions d'Herzog et de Villeneuve s'écartent radicalement. Alors que l'énigme de ce qui fait l'Humanité posée par le Canadien se résout logiquement grâce à la science, aux algorithmes, aux smartphones et un très gros coup de pouce des extra-terrestres, l'Allemand continue de creuser inlassablement au cœur de l'âme humaine : faillible, paradoxale et indicible. Herzog ne juge donc pas utile de ne faire plus que des allusions, certes répétées, à une vie extra-terrestre : le réalisateur de Fitzcarraldo sait déjà ô combien les hommes sont assez bizarres pour être leurs propres corps étrangers. Et ce qu'il trouve chez ces étrangers si familiers est à la fois certainement beaucoup plus pessimiste que dans Premier Contact du point de vue global, car l'humanité ne sera pas sauvée ou même excusée à la fin de Salt and Fire, mais aussi beaucoup plus lumineux du point de vue intime, car ces humains naufragés tous si éloignés les uns des autres, parviennent contre toutes les probabilités à former provisoirement une famille et n'auront pas manqué d'imagination dans leurs tentatives de mieux faire comme en témoigne le plan final d'une absurdité rarement égalée au cinéma tout en étant d'une parfaite cohérence avec le propos du film.