Idiot, mais riche
Je comprends maintenant, après avoir découvert ce film, pourquoi sans filtre a obtenu la Palme d'Or. C'est tout simplement le talent d'un réalisateur suédois, Ruben Östlund, qui réussit la...
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le 17 oct. 2022
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A la base je comptais laisser passer le train, peu appâté que j’avais été par l’affiche, l’auteur ou bien même encore (et surtout) la Palme…
Mais il a fallu qu’autre chose m’amène finalement à découvrir sur le tard ce Sans filtre ; et cette chose ce fut l’odeur du sang.
Car c’est peu dire si ce dernier film de Ruben Östlund divise. Même chez mes éclaireurs les notes se sont révélées très polarisées. J’ai donc voulu me faire mon idée par moi-même puis – chose peu commune me concernant – j’ai ensuite voulu me lire toutes les critiques de mes éclaireurs avant d’écrire la mienne.
Et ce fut, je trouve, très instructif.
Très instructif d’abord parce que – comme ma note le démontre – j’ai vraiment apprécié voir ce film, contrairement à pas mal de personnes dont je suis pourtant assidument les avis…
…Mais ce fut d’autant plus instructif qu’en définitive – et à bien tout prendre – je me retrouve autant dans les arguments avancés par ceux qui ont détesté ce film que par ceux qui l’ont encensé.
Déjà – et c’est suffisamment rare et singulier pour le signaler – même les pires contempteurs de ce Sans filtre lui reconnaissent des qualités certaines ; qualités qui sont justement celles qui m’ont fait l’apprécier.
Sergent_Pepper – qui lui a pourtant attribué un cinglant 3/10 – reconnait tout de même que « Ruben Östlund a du talent » qu’il sait « diriger ses comédiens, découpe[r] ses scènes avec pertinence et exploite[r] une plume abrasive » Il admet également que le film « ne manque pas d’idées, et son sens de la comédie parvient à combiner le malaise d’une situation qui s’étire, l’incongruité absurde de la caricature et la revanche cathartique du grotesque. »
…Des qualités formelles qui sont aussi concédées par Caine78 – encore plus sévère avec un 2/10 ! – notant « les habituels plans fixes du réalisateur, plutôt bien cadrés, quasiment sans le moindre mouvement de caméra. » poussant même l’honnêteté à reconnaitre le fait que « les premières minutes [pouvaient] toutefois faire illusion […] bien que trop longues et démonstratives, elles ont au moins [eu] le mérite de créer une sorte de "malaise positif", donnant un peu de sens au propos. »
Même Moizi – pourtant lui aussi attributeur d’un cassant 3/10 – accepte d’avouer qu’il a « dû sourire quelques fois (allez trois ou quatre fois, ce qui n'est pas si mal) » faisant du « dîner du capitaine » (ceux qui auront vu le film comprendront) « le seul moment où on ose vraiment rentrer dans la farce, montrer un truc un peu crade, qui peut déranger. »
A tout cela je m’accorde volontiers…
…Mis à part le fait qu’en ce qui me concerne, je me suis marré bien plus que trois ou quatre fois… Et cela avec de moins en moins de retenue au fur et à mesure du temps de la séance.
…Car oui, pour ma part, c’est vraiment avec ces premières forces que ce Sans filtre a su me séduire. Ces forces qui tiennent tout d’abord dans ce talent à maitriser chaque détail de la composition ; à obtenir de ses comédiens des choses pratiquement malgré eux ; à installer des cadres cliniques qui suffisent presque à eux seuls à instaurer un malaise risible…
La seule scène d’introduction avec le casting de modèles en est d’ailleurs une très belle illustration selon moi. Il suffit de peu de choses et de quelques touches pour que tout ce rituel sombre dans l’absurde moqueur : les ajustements abscons des recruteurs, les remarques du journaliste faites au premier degré et demi, ce rituel ahurissant qui conduit chaque individu à accepter sereinement des injonctions pourtant hautement asservissantes… Pour moi il n’y a vraiment rien de trop. Tout parle dans cette scène de lui-même, et cela grâce à une maitrise réelle et totale des outils du cinéma de la part de l’auteur.
…Et ce que l’ami Caine perçoit comme des « longueurs » qui permettaient malgré tout d’installer un « malaise positif », moi de mon côté j’y ai vraiment perçu une mécanique comique pleinement conscientisée et – je trouve – savamment rodée.
Oui, c’est vrai, la « scène de l’addition » en tout début de film aurait très bien pu se limiter à sa seule première couche…
Le garçon apporte la note. Yaya, les yeux rivés sur son hubris et sur son téléphone, lâche négligemment son « merci chéri, c’est gentil » et on se retrouve alors avec ce contrechamp sur Carl, interdit, qui comprend bien qu’une fois de plus sa petit-amie le laisse sur le fait accompli.
…Certes, à lui seul cet effet pouvait suffire, mais ce n’était pas là l’intention d’Östlund. Car il est manifeste – et comme le signale d’ailleurs fort justement Moizi – que ce film entend bien tirer sur la farce, et j’aurais presque tendance à vouloir insister : sur la farce grotesque.
Toute la démarche est là. Il ne s’agit pas de rire de tous ces bourgeois pour leurs petits travers. Non. Il s’agit clairement de les moquer en les mettant plus bas que terre. Il s’agit de gratter le verni jusqu’au sang afin de les réduire à ce qu’ils sont au fond : des gens qui ne valent fondamentalement pas plus que les autres ; voire des gens qui valent moins tant leurs préoccupations sont superficielles et leurs fondements éthiques et moraux totalement décorrélés de leur condition matérielle.
Ainsi cette scène de l’addition pourra-t-elle se permettre de durer des minutes entières car, à chaque réplique de leur échange consternant, c’est une couche supplémentaire de verni qui saute.
C’est Carl qui n’en finit pas de s’affirmer pour mieux s’écraser dans la seconde suivante.
C’est Yaya qui, bien que démasquée et en mesure matériellement de mettre un terme à la dispute, remet sans cesse une pièce de plus pour se ridiculiser.
C’est une tentative lunaire de leçon de morale sur les stéréotypes de genre sans cesse perturbée par un essuie-glace qui grince en permanence…
C’est une explication qui peine à trouver son intensité à cause d’une foutue porte d’ascenseur qui a juste envie de se fermer une bonne fois pour toute…
…Autant de signes avant-coureurs – soit dit en passant – de ce que ces gens vont subir à vivre ainsi en décalage avec les réalités matérielles de leur monde.
…En cela je trouve le titre français particulièrement bien senti car la jouissance de la farce dans ce film tiendra surtout au fait de retirer un à un tous ces filtres, jusqu’à ce que ces gens nous apparaissent dans toute leur nudité et toute leur trivialité.
D’ailleurs, de cela, même mes éclaireurs les plus rebutés par le film en ont été particulièrement conscients. C’est juste que ce qui m’est apparu comme des qualités – sources d’indéniables moments de rigolade – leur est apparu comme des lourdeurs particulièrement creuses et insoutenables.
Pour Moizi, le film est « d’une lourdeur accablante » ; « pas subtil pour un sou » ; « long » et « chiant ».
Même constat pour Plume231 : « au lieu de se contenter de filmer un peu à distance les petites médiocrités ressortant d’une manière naturelle de ces caractères […] Östlund se veut ici un satiriste féroce qui y va au bazooka, au lance-roquettes, au char d’assaut. »
Alors après, ça ne veut pas dire que je passe tout au film, loin de là.
Par exemple je regrette aussi pour ma part qu’il y ait dans l’écriture d’Östlund certaines insistances qui, à mes yeux également, relèvent du surlignage superfétatoire et clairement contre-productif. C’est ce que soulève à fort juste titre Plume quand il prend l’exemple de Clementine et de Winston.
Les deux sont marchands d’armes. Ils évoquent leur hand grenades quand, un quart d’heure plus tard, des pirates haïtiens partent à l’assaut du yacht de luxe en se réclamant des hand grenades. Avec seulement ça on avait compris. L’ironie de la situation était suffisante. Du coup en faisant ramasser à Clementine une grenade, la tendant vers Winston, en insistant sur le fait que c’était sûrement une des leurs, ce n’était pas là rajouter une couche d’humour en retirant une couche de vernis. Non, là c’est du surtexte qui est venu se rajouter à une information qu’on avait déjà tous captée. Donc là-dessus, oui et mille fois oui, je suis totalement d’accord avec Plume quand celui-ci s’exclame : « Oh mon Dieu, vous ne devinerez jamais comment finit l’infâme couple se faisant de la thune dans l’industrie de l’armement ! »
C’est aussi ce que fait remarquer Moizi – et à juste titre – lorsqu’il évoque ces moments où l’auteur décide de faire passer au chausse-pied ses discours politiques…
…Notamment en faisant déblatérer son capitaine socialiste au micro, les yeux parfois droits vers l’objectif. Là-dessus, moi aussi je pense qu’on aurait pu s’en passer.
…
Alors si en définitive le diagnostic semble pour tous le même, dans ce cas à quoi tiennent ces avis aussi diamétralement opposés ? Pourquoi certains se poilent et crient presque au petit bijou quand d’autres s’horripilent tant d’un film qu’ils qualifient volontiers de « consternant » (Sergent_Pepper), de « paresseux » (Moizi) ou bien même carrément de « vide » (Caine) ?
Bon alors déjà il apparait assez évident que, pour certains, la personnalité de l’auteur en lui-même – j’ai nommé donc Ruben Östlund – n’aide pas trop pour apprécier ses films, et notamment ce Sans filtre.
Par exemple, Sergent_Pepper – qui est un habitué du Festival de Cannes – ne mache pas ses mots à ce sujet et y consacre d’ailleurs une partie non-négligeable de son papier. D’un côté il vocifère contre « les fanfaronnades » d’Östlund suite à l’obtention de sa précédente Palme d’Or, laissant derrière elles ce « sentiment étrange » : « celui de voir un réalisateur malin un peu trop fier de son hold up » ; tandis que de l’autre il rappelle ses interviews dont il croit pouvoir déduire un manque cruel de « galanterie ». Le bon Sergent va même carrément jusqu’à qualifier l’auteur de « petit poseur [qui] jouit ici sans entraves de son autosatisfaction puérile. »
A sa décharge il n’est pas le seul à se crisper ainsi sur la question puisque Caine décrit aussi l’homme au travers de son récit comme « se croyant malin alors qu’il est juste horripilant ».
…Une situation que la Palme d’Or 2022 est manifestement venue exacerber. Plume231 insiste par exemple sur « le fait qu’il [ndlr : Östlund] fasse partie du club très fermé des réalisateurs ayant remporté deux Palmes d’or [,ce qui] n’a pas dû arranger la taille de ses chevilles. » ; quand de son côté Sergent_Pepper (encore) reproche qu’en « le faisant rentrer dans le très select club des doubles palmés, on encourage le malin petit canard à garder son cap. » Caine parle même à ce sujet de « mépris » et « d’infamie. »
Bon alors c’est sûr que, pour ma part, je ne connais vraiment pas ce Ruben Östlund autrement que pour ses films, et sûrement que ça a aidé. Je reconnais par exemple que – de mon côté – sitôt j’ai entendu une masterclass des Frère Dardenne que ça n’a pas arrangé (et c’est un euphémisme) le rapport que j’entretenais à l’égard de leur cinéma. Malgré tout j’ai tout de même l’impression que le problème se trouve aussi ailleurs ; qu’il tient à quelque-chose d’aussi essentiel – si ce n’est plus – et ce quelque-chose, il me semble que ça tient au rapport qu’on peut tous entretenir à la bourgeoisie.
Alors je me doute bien qu’en écrivant cette dernière phrase, certaines et certains de mes lecteurs habitués s’imaginent déjà que je m’en vais une nouvelle fois leur sortir tout un laïus sur la culture bourgeoise et le mode de pensée bourgeois…
…Et effectivement vous n’aurez pas tort de le penser ! ;-) …Mais cette fois-ci ce n’est vraiment pas de ma faute ! Pour le coup c’était clairement impossible de faire autrement tant ce qu’ont écrit mes éclaireurs appelle à s’interroger sur cet aspect de la question.
J’ai notamment été particulièrement intrigué par le propos de Plume231, surtout quand celui-ci s’est mis à exprimer dans sa critique le sentiment suivant : « Pour moi, il y avait suffisamment de quoi trouver de la substance dans le naturel connard condescendant des serviteurs les plus actifs du dieu Pognon pour ne pas avoir besoin de forcer le trait lors de chaque situation, de chaque réplique, de sortir le Stabilo géant pour bien faire comprendre combien les riches sont des pourritures absolues qui méritent que l’on se foute de leur gueule… »
…Un sentiment que j’ai d’ailleurs retrouvé dans les propos de Caine78 quand il dit tout d’abord « [qu’]on sent que cela p[ouvait] partir dans quelque chose de fou, d'incisif, percutant, tirant à boulets rouges sur les nantis tout en gardant une vraie force de frappe dans le propos. » mais regrettant ironiquement par la suite que « ça valait bien la peine de prendre tout ce temps pour nous balancer de telles banalités. »
Quand j’ai lu ça, je me suis dit qu’en fait tout le crime de Ruben Östlund se trouvait en grande partie là : Sans filtre ne s’attaque pas à la bourgeoisie selon ce que les codes bourgeois acceptent et tolèrent.
Car c’est quoi s’attaquer à la bourgeoisie selon les codes de la culture bourgeoise ?
Quiconque a déjà frayé en milieu mondain aura déjà remarqué ça : la bourgeoisie n’est pas hostile à la moquerie. Au contraire c’est même un élément-clef de ses mécaniques de domination. (…Un clouscardien parlerait même d’un inconscient de classe par lequel la bourgeoisie « se sert de ses propres contradictions comme principe de sa gestion de l'être de classe ». (Comme quoi s’acharner à essayer de comprendre le travail de Michel Clouscard ça laisse des traces ! ^^)
…Mais dans les faits ce sont bien davantage les bourgeois en tant qu’individus qu’il reste convenable de moquer plutôt que la bourgeoisie en tant que classe. On s’amusera toujours de ce bourgeois qui n’est pas vraiment à sa place : mal-à-l’aise avec les conventions du monde, démasqué dans son jeu de faux-semblants, ou bien tout simplement ne sachant jamais assoir sa domination sociale autrement que par l’argent. Ce genre de moqueries a ceci d’acceptable par la bourgeoisie qu’il ne questionne que la légitimité et le mérite des individus à faire partie de l’élite – voire qu’il peut éventuellement aussi questionner les conventions arbitraires qui permettent de démasquer les « pas-assez-bons-bourgeois » – mais sans jamais remettre en cause l’idée d’une bourgeoisie légitime à dominer la société du fait qu’elle est justement bâtie sur le mérite.
Or ça m’apparait évident que le projet d’Östlund ne s’inscrivait clairement pas dans ce type de référentiel-là.
Il n’était pas dans la satire bourgeoise. Il était dans la farce grotesque.
Comme dit plus haut, le but n’était manifestement pas l’égratignement des individus mais bien la mise-en-pièce d’une attitude de classe.
Personne n’y réchappera. Tout personnage mobilisant de près ou de loin une culture de domination sera – sans exception – attaqué systématiquement jusqu’à ce qu’il soit ramené à son rang le plus primitif, celui de simple être humain.
Tout le film est construit sur ce principe : attaquer autant que possible le verni pour que, couche après couche, la culture de domination se fissure et qu’à la fin, ils finissent tous au même niveau.
Dans Sans filtre, la bourgeoisie toute entière est attaquée comme un exutoire revanchard et/ou sadique, et à travers elles tous ses acteurs, quelques soient leur statut : petits parvenus qui ont réussi à se hisser par leurs belles gueules, gros capitalistes qui ont su tout rafler parce qu’ils étaient au bon endroit et au bon moment, serviteurs cupides, femmes vénales, intellectuels résignés et capitulards, et même celles et ceux qui s’improvisent nouveaux dominants lorsque les cartes sont amenées à être rebattues…
(C’est d’ailleurs ce qui me fait dire qu’à mes yeux Sergent_Pepper produit un véritable contre-sens quand il reproche au film de s’en prendre au « petit peuple » notamment lorsque celui-ci « dévoilera les mêmes travers que ses anciens oppresseurs »… Car sitôt ceux du petit peuple adoptent-ils la culture de l’oppresseur qu’ils cessent d’une certaine manière d’être du petit peuple… Ou plutôt aurait-il fallu dire qu’ils cessent d’être – histoire d’être plus en phase avec la logique d’Östlund – du prolétariat. ;-)
…
Chez Östlund pas un seul agent de la bourgeoisie ne dispose de circonstances atténuantes. Non, personne n’en ressortira…
…Et c’est parce nous tous – spectateurs – nous comprenons assez rapidement que le film ira jusqu’au bout de sa démarche que, mécaniquement, s’opère parmi nous un inévitable tri ; devrais-je dire un clivage.
D’un côté il y a ceux qui se délecteront de cette attaque généralisée menée contre toutes celles et tous ceux qui aspirent à faire croire à leur supériorité de manières et de mœurs, même en pleine tempête…
…Et de l’autre il y a ceux qui se plaindront du manque de subtilité, de l’insistance, de l’usage des « bazookas, lance-roquettes » et autres « chars d’assaut »… Bref il se plaindront du caractère systématique, sans concession et surtout emprunt d’une réelle dimension vulgaire de l’attaque menée…
…Un « vulgaire » ici à prendre autant dans son sens usuel du terme que dans son sens premier, c’est-à-dire qui s’apparente à la masse populaire.
…Car sur quoi repose l’humour de cette grande scène qui fait tant jaser ; celle du fameux « diner du capitaine » ?
Pour moi cet humour repose justement sur cette vulgarité à prendre au double-sens du terme. Vulgarité d’abord de par la trivialité de ce qui s’y passe…
…Tous les participants finissent à un moment où à un autre par se chier et se vomir dessus…
…Mais il repose aussi sur une vulgarité à prendre au sens premier, étant donné le fait que seul un spectateur qui méprise vraiment la bourgeoisie en tant que système de domination peut se délecter de cet acharnement mené sans exception contre toutes celles et tous ceux qui s’efforcent de restaurer leur habitus en vain alors que l’illusion est pourtant définitivement tombée depuis longtemps.
Ainsi, de la même manière que le film ne pardonnera rien à Carl et Yaya dans leur manière de vouloir persister en permanence dans leurs jeux de « domination / fausse égalisation » autour d’une simple histoire d’addition, il saura également se montrer tout aussi intraitable à l’égard de toutes celles et tous ceux qui…
…Bien qu’ils se soient déjà vomis trois fois dessus, s’efforceront malgré tout de reprendre leur démarche de dandy dans la seconde qui suit… Ce que le film punira à chaque d’une nouvelle gerbe.
…
Pour ma part, j’ai clairement fait partie des bons clients de ce jeu de massacre ; de cet acharnement à malmener les représentations factices que les personnages entendent préserver coûte-que-coûte, contre vents et marées et en dépit du bon sens…
…Et d’ailleurs, en me baladant à travers les critiques de mes éclaireurs, j’ai pu constater que je n’étais manifestement pas le seul, puisque RENGER semble avoir apprécié ce qu’il décrit comme une « farce joyeusement cinglée et salvatrice » où « chacun prend pour son grade » (6/10). Même chose chez mymp qui reconnait que Sans filtre sait « nous régaler de leur déchéance physique et morale [celle des bourgeois] », allant même à considérer que « le film est clairement plus probant (et surtout très drôle) quand il fuit la démonstration » envoyant par ailleurs « au diable les bisbilles critiques. » (7/10)
Seulement voilà, force est malgré tout de constater que – clairement – sur ce point le bât blesse auprès de certains. Il blesse même tellement qu’il m’amène à me questionner si la question du respect du code bourgeois n’est pas en fait le vrai point de crispation autour duquel se cristallise une telle bipolarisation des avis.
Parce qu’à en croire Sergent_Pepper, le seul mordant de ce diner du capitaine ne consiste qu’à nous offrir « un déluge de vomi et de matière fécale, », là où Plume231 appuie l’idée en affirmant « [qu’]il n’y a pas lieu de se moquer de cela », quitte à produire ce qui relève pour moi d’un véritable contre-sens quand vient le moment de se justifier…
Car quand Plume s’exclame : « Oh mon Dieu, les super-riches chient et vomissent eux aussi. Oh là là, mais c’est incroyable. Pourquoi personne ne m’a prévenu ? » je pense vraiment qu’une partie de l’intentionnalité de la scène lui échappe. Car dans la foulée il dit ceci : « Non, sérieux, je sais très bien que le réalisateur voulait faire descendre de leur piédestal des êtres pour qui l’apparence est très importante pour se mettre au-dessus du commun des mortels, mais, comment dire, tout le monde chie (si ce n’est pas le cas pour vous, il faut consulter un gastro-entérologue d’urgence !), tout le monde vomit. Ce sont des fonctions vitales nécessaires pour assurer la survie de l’organisme. » Or pour moi l’intention de la scène n’est justement pas que de faire descendre les bourgeois de leur piédestal. Me concernant j’ai surtout trouvé que la scène s’appuyait sur le ressort comique que j’expliquais quelques paragraphes plus haut ; ressort comique dont Plume ne semble même pas avoir perçu l’existence, qu’il y adhère ou non.
En fait, peut-être que Mymp a mis le doigt sur quelque-chose de fondamental quand il dit que le film est au final bien plus probant et plus drôle quand il fuit la démonstration.
Et je pense vraiment que la prétention démonstrative de ce Sans filtre est ce qui, au final, a le plus crispé certains spectateurs, au point qu’ils n’en voient plus que ça et oblitèrent tout le reste.
…C’est notamment ce que me font dire les réactions que j’ai pu lire à l’encontre de la dernière partie du film ; moment qui semble manifestement être le point de non-retour de la plupart des contempteurs de Sans filtre.
Ainsi a-t-on reproché pêle-mêle à cette partie d’être une « atrocement poussive relecture de l’Île aux esclaves de Marivaux » dont les leçons sont « assénées aux forceps » nous dit Sergent_Pepper ; partie dans laquelle « il ne se passe strictement rien ou presque pendant plus d’une heure » aux dires de Caine78, à tel point qu’il précise qu’il aurait largement mieux valu « lire ou voir, sur des sujets relativement proches, Sa Majesté des mouches ou L'Ile aux esclaves, autrement plus complexes et intéressants. ». Un avis sur lequel s’accorde d’ailleurs Plume231 qui insiste lui aussi sur le fait que cette dernière partie présente comme terrible inconvénient d’être « ultra-prévisible » …Enfin sauf si « on oublie Marivaux et l’Île aux esclaves ou l’Admirable Crichton de J.M. Barrie » !
Quand j’ai lu ces avis à la chaine, je n’ai pas pu m’empêcher de repérer parmi eux une légère redondance dans l’argumentation. Forcément. ^^
…Redondance que je trouve d’autant plus intéressante et révélatrice qu’elle mobilise une argumentation que je considère ici comme moyennement pertinente… Voire presque pas pertinente du tout.
Qu’on fasse des comparaisons entre œuvres, franchement, je n’ai pas de souci avec ça dans le principe – bien au contraire – mais pourquoi vouloir forcément associer cette dernière partie de Sans filtre à l’Île aux esclaves de Marivaux ?
Certes les deux œuvres parlent d’une île sur laquelle sont inversés les rôles des dominants et des dominés ce qui rend le rapprochement entendable… Mais d’un autre côté il y a quand même trois siècles qui les séparent, des natures de média différentes et surtout une peinture sociale qui n’a rien à voir : quand l’une (Sans filtre) présente les hiérarchies sociales comme arbitraires et ridicules l’autre (L’Ïle aux esclaves) cherche au contraire à conforter ces hiérarchies et à les justifier…
Alors pourquoi pas : on peut toujours chercher à forcer le rapprochement… Mais à condition de ne pas faire ça en dépit du bon sens non plus.
Parce que bon, moi je peux bien être d’accord avec Plume quand il dit qu’une œuvre peut devenir prévisible sitôt reprend-elle une intrigue peu ou prou similaire à celles d’œuvres antérieures, mais de là à parler de dénouement « ultra prévisible » je trouve tout de même qu’on force clairement trop le trait…
Arlequin ou Crichton ont-ils cherché à la fin de leur aventure respective à exploser la tête de leur ancien maître ?
Quelqu’un doit-il se prostituer pour gagner sa croute dans les œuvres de Marivaux ou de Barrie ?
Les personnages témoignent-ils de cette connerie monumentale d’attendre comme des cons qu’on vienne les aider alors qu’il leur aurait juste suffi de se bouger un peu le cul pour se rendre compte qu’ils n’étaient pas sur une île déserte ?
Il me semble que non.
Idem, quand Caine78 nous explique que la partie III de Sans filtre est presque disqualifiée à ses yeux par le simple fait que la pièce de Marivaux soit plus complexe et intéressante sur la question des rapports sociaux, moi j’avoue que je me permets de soulever un sourcil de circonspection.
Dans la pièce de Marivaux, esclaves et maîtres sont contraints d’échanger leur place, mais l’esclave se rend très vite compte qu’il n’a décidément pas les qualités nécessaires pour être maître du coup il accepte de son plein gré de revenir aux rôles initiaux… Au regard de cette trame-là, moi j’ai vraiment envie de savoir en quoi cette lecture des rapports sociaux serait vraiment plus complexe et surtout intéressante que ce que nous pond le dernier tiers de Sans filtre ?
Franchement n’y aurait-il pas là une sorte de faux-procès adressé à l’encontre de cette partie ?
…Ou bien tout simplement n’aurait-on pas nourri à son encontre des attentes en décalage avec ce qu’elle entendait réellement offrir ?
…Parce que moi, il se trouve que pour ma part je l’ai bien aimée cette partie.
Je me suis bien marré. Je ne l’ai pas trouvée vide. Elle ne m’a pas ennuyée une seconde…
…Mais quand je questionne ce qui m’a plu en elle, je me rends compte que la question de la pertinence et de la subtilité de la lecture sociale n’en fait clairement pas partie.
En ce qui me concerne, cette dernière partie, je l’ai clairement prise comme les deux autres. Je l’ai prise comme la continuation d’une vaste entreprise de mise-en-pièce qui entend s’acharner sur l’esprit et sur l’ethos bourgeois jusqu’au bout !
Attaque après attaque, couche après couche, la bourgeoisie est poussée jusque dans ses derniers retranchements… Et alors même qu’il ne reste quasiment plus rien pour justifier de l’iniquité entre les individus, il a suffi qu’une seule personne puisse se prévaloir d’une forme de supériorité hiérarchique pour que toute la mécanique se remette en marche…
…Et pour que chacun y remette sa pièce et s’enfonce à nouveau !
Jusqu’au bout, des personnages tenteront de se rattacher à une culture arbitraire du privilège, et jusqu’au bout Östlund s’amusera à les ridiculiser pour ça !
Vouloir réduire toute cette partie à de la seule et unique démonstration, pour moi c’est clairement passer à côté de l’essentiel de ce qu’elle a à offrir !
Moi par exemple quand je prends cette scène où Abigail découpe son poulpe et se garde la moitié des morceaux pour ensuite les distribuer comme des sucres à qui acceptera de la reconnaître comme le nouveau capitaine, je constate bien que ce n’est pas de la pertinence et la subtilité de la lecture sociale dont je me suis délecté. Moi je me suis délecté du jeu de l’humiliation de chacun ! Du jeu des acteurs savoureux ! Paula incapable de quitter son ton anesthésiant de caniche des riches ! Dimitry bredouillant maladroitement des préceptes socialistes alors que la veille il ne jurait que par Ronald Reagan ! Carl tendant déjà les bras comme un toutou attendant son sucre, affichant déjà sa soumission avant même qu’on ne lui demande ! Mon délice il était là ! Pas ailleurs !
Jusqu’au bout, ce film aura été – et avant toute chose – une farce ! Une bouffonnade !
…Et franchement, en termes de farce, ce Sans filtre est à mes yeux loin d’être sans subtilité ni complexité.
Alors oui – c’est sûr – on pensera ce qu’on voudra de la scène du diner du capitaine ainsi que d’autres moments où les traits sont parfois tirés bien grossièrement, mais à côté de ça il y a quand-même de véritables bijoux de composition. Et des bijoux à la fois dans le domaine du farcesque mais aussi dans le domaine de la démonstration !
Pour ma part, je me suis par exemple régalé de ce moment où la jeune Ludmila en est réduit à faire le caniche pour Vera. Elle est assise au pied de sa maitresse. Elle est contrainte de sourire. Elle est contrainte d’obéir. A ce moment-là, elle comprend ce qu’implique ce pacte qu’elle a signé avec le diable Paula quand celle-ci leur a demandé de faire les carpettes dans l’espoir d’obtenir de gros pourboires ! Elle pensait accomplir un jeu de dupes en sa faveur et au détriment des clients alors qu’à ce moment-là, le rapport s’inverse clairement ! C’est elle qui est dupée ! Et la scène est jouissive parce qu’elle refuse de se rebeller ! Elle espère toujours que le jeu en vaudra bien la chandelle ! Ainsi se ridiculise-t-elle autant que Vera à croire qu’elle octroie un cadeau à son toutou en lui forçant à se baigner !
…Et même constat pour cette jouissive joute entre Dimitry et le capitaine du navire, où les tirades balancées sont en fait sans poids. Chacun mène sa révolution entre le homard et la gelée royale, réduit à se balancer des citations totalement évidées de leur portée politique par téléphone interposés. L’absurdité de la scène là aussi fut pour moi vrai régal !
Et si d’un côté je suis d’accord avec mymp quand il dit que jamais le film n’est plus drôle que lorsqu’il laisse de côté ses démonstrations, de l’autre je trouve qu’il aurait tout de même été fort dommage que Ruben Östlund nous prive de ces scènes-là.
Après voilà – et je n’entends pas remettre en cause cet aspect-ci – chacun est bien évidemment légitime dans ses ressentis par rapport à ce film-là.
Moi le premier ça m’arrive d’avoir des réactions épidermiques sur certains longs-métrages, au point carrément d’avoir déjà jeté quelques bébés avec l’eau du bain.
De même, ce n’est clairement pas moi qui vais lancer aux éclaireurs que je viens de citer des procès en bourgeoisie quand 1) j’adore lesdits éclaireurs, appréciant tout particulièrement la finesse de leur plume et quand surtout 2) je considère moi-même faire partie d’une forme de bourgeoisie (celles et ceux qui me lisent régulièrement le savent), entretenant par ailleurs moi aussi mes crispations autour de certaines lectures sociales et certains codes du cinéma.
Malgré tout ça n’empêche pas selon moi ce constat : Sans filtre est manifestement un film qui a su gratter là où ça démange le plus et j’en veux justement pour preuve le fait que ses détracteurs ne lui pardonnent strictement rien et se montrent parfois sans pitié à son égard.
Pour ma part j’avoue ne pas pleinement adoré ce film, c’est un fait (et j’ai déjà expliqué pourquoi). Néanmoins je ne saurais cacher qu’il y a des choses chez lui que j’adore vraiment. Et même si ces choses ne suffisent certes pas pour me faire hurler au chef d’œuvre que malgré tout elles sont suffisantes pour que je puisse parler de talent.
Oui, pour moi Ruben Östlund a quelque-chose de talentueux. Et ça ne tient pas qu’à une simple question d’esthétique ou d’audace. Ça tient clairement à cette capacité qu’il a de produire de grands moments de cinéma.
Alors certes, je peux entendre que le personnage soit usant. Je peux m’accorder aussi sur le fait que sa prétention soit palpable au sein de ses œuvres au point d’être horripilante. Mais il n’empêche qu’on ne peut selon moi lui retirer ça : Robert Östlund sait produire de grands moments de cinéma.
En ce qui me concerne, je ne peux m’empêcher de voir dans Ruben Östlund quelque-chose de Quentin Tarantino. Trop fort en gueule. Trop sûr de son talent. Trop… Vulgaire.
Mais Östlund a ceci d’encore plus agaçant pour la bourgeoisie que celui-ci vient de leur rang et qu’il tend à se décentrer. Tarantino lui au moins n’était qu’un parvenu ; un gars qui a commencé avec du Reservoir Dogs et du Pulp Fiction, alors qu’Östlund, lui, est parti de Involuntary et de Snow Therapy pour arriver à Sans filtre.
Östlund n’est pas un parvenu lui, il est pire que ça. C’est un traitre… Et il a fallu en plus de ça que Cannes adoube le traitre comme jadis il avait adoubé le parvenu.
D’une certaine manière je comprends la gêne. On ne sait jamais vraiment quand un festival ou une académie a décidé de primer l’art et quand est-ce qu’il a décidé de faire du cynisme politique. Après tout, il est vrai qu’en validant bourgeoisement sa propre contestation, la bourgeoisie fait régulièrement démonstration de son insolente confiance en sa position, désarmant et dégoûtant ainsi toute velléité de véritable contestation. Seulement Östlund n’est pas n’importe quelle contestation. De film en film, Östlund glisse non sans une certaine jouissance vers le vulgaire, et il ne s’agirait pas que le système joue trop avec le feu en incitant d’autres à suivre la même voie…
En attendant, moi j’ai envie de le suivre ce bon Ruben Östlund.
Certes, il n’a pas l’âme d’un révolutionnaire que ce soit aussi bien en politique qu’au cinéma. Néanmoins il reste ce fait là : moi je vois dans son cinéma de l’audace et surtout j’y trouve aussi du plaisir.
Alors qu’importe les positionnements de chacun et les Palmes qu’on se décide de distribuer, tant que tout le monde saura y trouver son pain, moi je ne pourrais qu’en sourire et acquiescer…
_____
D'ailleurs j'invite grandement tout le monde à aller parcourir les critiques que je me suis permis de citer. C'est toujours un plaisir de lire leurs auteurs et moi je suis comme ça : j'aime partager les bonnes choses ;-) :
- la critique de Caine78
- la critique de Moizi
- la critique de mymp
- la critique de Plume231
- la critique de RENGER
- la critique de Sergent_Pepper
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Créée
le 8 nov. 2022
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