Sans jamais nous connaître est un film de Andrew Haigh, basé sur le roman "Strangers" de l'écrivain japonais Taichi Yamada (que je n'ai pas lu). Sans trop spoiler, voici comment on peut présenter le film : Adam vit dans une tour de Londres quasiment vide. Dans le cadre d'un travail sur un scénario, il se replonge dans son enfance et notamment dans la relation à ses parents, morts dans un accident de voiture quand il avait 12 ans. Parallèlement, il rencontre et tombe amoureux de son voisin, Harry.
C'est un film qui aborde beaucoup de sujets émotionnels et relationnels, en mêlant l'intime et le politique. Ça parle de rendez-vous manqués, de deuil, de ce qu'on aurait aimé dire à l'autre, de ce qu'on aurait aimé entendre. Que l'autre soit mort ou encore vivant, d'ailleurs. Ça parle aussi de ce que c'est que de ne pas être hétéro, aujourd'hui et dans les années 80.
Le film mélange de la réalité avec ce qui apparaît comme de la "non-réalité" (par exemple, en retournant dans sa maison d'enfance, Adam retrouve ses parents à l'âge qu'ils avaient juste avant de mourir, et peut discuter avec eux). Ce qui est remarquable c'est que le film réussit à nous porter dans cette proposition, sans nous faire focaliser sur cet aspect mystérieux. On sent très vite que ce n'est pas un film à clé, dans lequel on serait perdu, et dont on sentirait qu'il nous faudrait un deuxième visionnage pour comprendre. On ne sait pas si la réalité se mélange au rêve, à un espace-temps parallèle, au scénario écrit par le protagoniste, à un trip sous kétamine, ou à des pouvoirs magiques. Mais on s'en fout complètement, on accepte de ne pas tout comprendre, car ce n'est pas le sujet.
Et ces situations "non-réalistes" sont tellement impressionnantes de justesse qu'elles en deviennent justement hyper réalistes - émotionnellement et relationnellement. Les dialogues avec les parents sont parfaitement écrits et incarnés : le choix des mots, des regards, le rythme de la parole, l'évolution de la relation - tout est juste. La posture d'Adam aussi : Andrew Scott donne à voir, par plein de micro-signaux quasi imperceptibles, qu'il dialogue autant avec ses parents qu'avec lui-même. Il y a des moments tellement émouvants… Je pense notamment au père qui demande pardon - ça tabasse fort.
Le couple Adam-Harry est aussi remarquablement construit. Là aussi on est dans la réparation : la réparation de tant de représentations merdiques au cinéma et dans les arts en général, de l'amour romantique qui n'en a souvent que le nom et qui nous propose violence, possession et projection. Cela me fume toujours de voir à quel point c'est puissant d'avoir des représentations d'amour chaste, respectueux, libre. Le sexe en particulier est consenti, sain, joyeux…tout en étant super excitant.
Tout ça est servi par quatre comédiens incroyables, tous très justes. Andrew Scott est magistral. Je ne sais pas s'il est sorti indemne du rôle, mais, vraiment, on oublie totalement qu'il joue. Paul Mescal incarne aussi très bien son rôle, dans le corps, dans le regard - sa présence physique est impressionnante. Et enfin Jamie Bell et Claire Foy sont des parents très convaincants, et jouent très bien cette subtile retenue liée au statut chelou de leur personnage, sans que ce soit grossier.
La bande-son est merveilleuse. Bon, mon jugement est ici un peu biaisé car je me suis butée à Frankie Goes To Hollywood toute mon adolescence. Mais objectivement, la musique prend une vraie place, ce n'est pas uniquement un fond sonore qui nous ramène dans les années 80 ; elle est souvent vraiment écoutée par les personnages dans les scènes, voire chantée. On écoute alors les parole de The power of love, pour de vrai.
Les lumières sont également très soignées. Elles nous accompagnent dans les émotions mélangées qu'on ressent. Une lumière parfois frelatée de la solitude ou la détresse, parfois douce-amère de dialogues plus ou moins avortés, et puis aussi une lumière chaude du réconfort, une lumière éblouissante, mystérieuse et pleine d'espoir à la fin. Les astres ont une place dans le film, depuis la scène d'ouverture jusqu'à la scène finale - ce n'est ni lourd, ni explicite, ni gnangnan ; simplement on questionne l'existence et on joue avec le temps et l'espace, alors on porte un peu notre regard vers le ciel.
Nous étions une trentaine dans la salle, on est tous sortis tabassés. J'ai beaucoup pleuré pendant et après la séance - des larmes cathartiques, celles qui font du bien. Le film ne cherche pas à nous faire pleurer, on est jamais dans le pathos gratos. Mais il nous donne la possibilité en effet d'aller chercher des larmes bloquées et de les faire sortir.