J’en ai rêvé. Et finalement je l’ai vu, ou plutôt revu. Des années que je poursuis ce film. Finalement je l’ai retrouvé, sur un site pirate, sous-titré en espagnol ou romain, je ne sais plus, mais c’est pas le plus important. Ce choc émotionnel qui avait remué le petit garçon à l’époque, j’ai voulu ressentir à nouveau ce moment de grâce. Le toucher de cette histoire sans histoire, d’un bout de vie d’une marginale. Ce parcours qui semble sans issue. Pourquoi ?
Une forme originale, un road-movie inversé ; au lieu de parcourir de grands espaces en bagnole, on est à papattes sur le bord de la nationale.
J’étais Mona. Celle qui a marchée, et qui marche toujours, à la recherche de je ne sais quoi. Comme un rêve éveillé, ou un cauchemar sublime, c’est selon les tempéraments, voilà un road-movie à hauteur d’homme, filmé à la vitesse d’une femme qui marche sur le bord de la route. Elle marche. On ne sait pas où elle va. Elle fait de l’auto stop. (rires), On truc qu’on ne fait presque plus aujourd’hui, on ne sait pas sur qui on pourrait tomber. On sait qu’elle a surgit des ondes comme une sirène, une ondine, un mystère, cette Mona. Elle a surgit des eaux, depuis elle marche. Son paquetage sur le dos, sans attaches, elle va. Le soir, elle installe sa tente sur un terrain vague, et dort.
Agnès a une vision. Une femme cinéaste, (très rare à l’époque), filme une femme en vagabondage, (rare à l’époque), sans famille, sans amis, ses quelques rencontres. Elle rencontre des paumés comme elle, ensuite elle repart. Nous sommes à la fois voyeurs impuissants, ou fascinés, ou intrigués, (fascinés pour moi), à la vue de ce monstre étrange. Un monstre qui a le corps, le naturel de Sandrine Bonnaire, et le regard sauvage d’un animal qui a brisé sa laisse. Mona. Asociale, marginale, sans identité à part ce prénom en forme de surnom, ou de prête-nom. On découvre peu à peu ses secrets, à travers le regard des autres, et des témoignages des autres. Elle était secrétaire dans une vie antérieure ? C’est quoi un être humain. Un statut social ? Un nom? Avant elle était secrétaire, maintenant elle n’est plus rien ? Et il y a plus.
Un film ou riches, ou aspirants riches, petits bourgeois, et pauvres, se fréquentent tout le temps sans se comprendre, sans arriver à communiquer. La femme de ménage bonne copine (Yolande Moreau), la veuve pas si folle, les petits enfants qui attendent que mamie crève pour récupérer l’appartement, et l’héritage. Un vrai drame se dessine. Mais Mona emporte tout sur son passage, et tout le reste devient accessoire. Mona se fout de tout, surtout des considérations matérielles. Un vrai monstre curieux celle-là. Libre.
Le personnage joué par Macha Méril est pris de pitié pour cette « chose », cette fille. Elle est touchée, mais n’est-ce pas plutôt pour se donner bonne conscience, la petite bourgeoise ? Et Mona, qui n’est pas sans défauts, on n’arrive pas à la cerner. Qu’est-ce qu’elle cherche en fait ? Son image est vaporeuse, comme dans une grisaille. Têtue, butée, voleuse, fainéante, rigide, survivante. Agnès ne lui fait pas de cadeaux. Elle n’est pas parfaite, certes, elle n’est qu’humaine. Trop humaine. C’est quoi être trop humain ? Elle est peut-être hors la loi. Elle fuit quand elle voit une voiture de police… (Une scène qui m’a fait l’effet d’un carambar de Proust… Je me souviens)
Sans toit…ni loi. Film à classer parmi la liste des films de ma vie. Et quand on revisionne adulte la chose, on voit autre chose. La peinture d’une époque. La crise, les années 80, les nouveaux pauvres, les laisser pour compte de la croissance, ceux dont on ne sait pas trop quoi faire. Une nouveauté à l’époque, une habitude aujourd’hui. On les appelle SDF maintenant. Tu peux même travailler, mais ne pas avoir de quoi payer un logement, et vivre dans ta voiture. Ça ne s’arrange pas. Petits boulots, survie légalisée, aides sociale généralisée. Mona est une figure emblématique, qui se fond dans un glacis. Elle est tous ses nouveaux pauvres des années 80, ceux qui fuient sans pouvoir rien changer à leur destin. Et quand elle marque son nom sur une vitre, dans un squat quelconque, un amant de passage efface en lui disant : « Pas de traces ». Un film pour ceux qui sont là, mais qu’on ne voit pas. Ceux qui n’ont pas de nom, donc pas de vie. Le film de ceux qu’on voit, et qu’on oublie.
Et elle se cache à nouveau quand on voit une autre voiture de police. Pourquoi elle fuit comme ça ? C’est peut-être un repris de justice. Une taularde en fuite, non ?
Beaucoup de questions sans réponses, beaucoup de zones d’ombre, qui éclairent non pas Mona, mais le tableau de Varda. La peinture d’un monde qui se délite. Et dans un plan fulgurant, tout devient clair. Un plan où le vent transforme le masque impassible de Sandrine Bonnaire en masque de furie, en méduse. Ses cheveux tourbillonnent tel mille serpents, et traversent l’écran jusqu’à nous percer le cœur. Elle est libre, mais à quel prix ?
Au prix du total abandon hors de soi, hors de la réalité, jusqu’à se perdre soi-même. Et c’est le bout du chemin. Ce qui m’a donné le plus étrange épilogue de ma carrière de cinéphile. Le bout de chemin, et la route se transforme en un vertige. On touche au mystère dans cet épilogue…surprenant. À voir. Survivre malgré la boue, la faim, le froid, la solitude, l’errance, fuir. Tel est le prix de la liberté. Elle n’est plus de ce monde. Ce film est un long flash-back funèbre, et donne à l’anecdote ses lettres de noblesse.
Une clodo est retrouvé morte dans un terrain vague. L’enquête sera vite bouclée, je le crains. Heureusement, la caméra était là. Varda a fait sa propre enquête, a cœur ouvert, en toute simplicité, sans s’apitoyer. Peintre de la vie tout court, donc.