Dans cet hiver glacial des années 1980 qui défile sous le regard d’Agnès Varda, la France fleure bon le pop-rock et les platanes qui se meurent. Entre les effluves musicales de Jim Morrison et de Catherine Ringer avance Simone, dites « Mona ». Simone dit « merde » à tous ceux qui croisent son chemin et distribue des bras d’honneur à la pelle. Elle est sale et pleine de vie, elle aime fumer et ne rien faire. C’est pourtant dans la mort qu’on la rencontre, inerte, dépersonnalisée. L’origine du projet a pris racine dans l’esprit de Varda lorsqu’elle a découvert dans une dépêche la mort d’une femme sans domicile fixe dans le froid de l’hiver, sur le bas côté. Celle- ci fut révoltée par la manière dont le fait divers était traité par l’article, son sujet présenté sans nom, comme une banalité déshumanisée.
Quelle est l’histoire de cette femme ? Ses sentiments, ses rencontres, son monde intérieur ? Voilà la question que se pose la cinéaste lorsqu’elle se lance dans le développement de ce qui sera son plus gros succès public, Lion d’or à Venise en 1985.
Après un César du meilleur espoir féminin à l’âge de 15 ans pour À nos amours de Maurice Pialat, Sandrine Bonnaire est Simone, une brillante jeune femme qui n’est plus raccord avec les attentes de la société et décide de vagabonder dans l’Hérault. Une prestation fiévreuse, l’actrice est cette fois-ci auréolée de la distinction de « meilleure actrice », toujours aux Césars, plus jeune lauréate de l’histoire de la cérémonie à 18 ans. Un casting qui sonna comme une évidence lorsque celle-ci reçut la statuette des mains de Serge Gainsbourg, semi- amusée de ce prix qui, selon ses mots, « finirait par rouiller ».
La palette de jeu de Bonnaire est saisissante. Elle prête ses traits à cette « misfit », centre de toutes les remises en question par lesquelles passent les personnages du film interviewés par la voix off de Agnès Varda herself. Se faisant, la réalisatrice s’assure d’une chose : que l’indifférence soit tout sauf ce qui caractérise les témoignages du parcours de sa protagoniste, cette même indifférence ayant engendré Sans toit ni loi.
Outre son talent de cinéaste du cinéma documentaire qui ressort lors de ces séquences, nous sommes émus par ce choix narratif, maternel et protecteur. Varda est la gardienne du souvenir de cette jeune femme que rien n’a epargné, elle entre directement dans la narration pour lui composer une ode : à son esprit, son parcours, ses motivations incomprises.
L’aspect documentaire du film pouvait alors questionner la pertinence de faire de l’histoire de Mona une œuvre fictive, pourtant c’est dans cette transformation, ce passage à la fiction, que Varda peut tenter, si ce n’est de sauver la jeune marginale dont le destin est scellé, d’apporter les leçons de son parcours à la postérité.
Il y a alors, comme une idée d’incarnation de la cinéaste, le personnage de Macha Méril, qui arrive à l’écran au bout de 42 minutes de film. La platanologue qui prends Mona en stop sera, un temps, la guide de notre héroine solitaire, presque une mère. C’est à travers son récit fait au téléphone que nous prenons connaissance de cette rencontre de deux mondes que tout oppose : le personnage interprété par Méril est tout en grâce et d’un charisme électrique. Pourtant, face à Mona, c’est la fascination et la tendresse qui occupent ses regards. Elle observe la vagabonde, l’observe réellement, comme les platanes mourants auxquels elle voue sa vie. Varda confia elle- même lors d’une rétrospective organisée à Valence en 2013, qu’elle prit en stop de nombreux jeunes sur la route lors de ses réflexions scénaristiques, elle cherchait à analyser le rapport des autres « à la saleté », observer le regard du monde face à cette jeunesse en quête de liberté sans règles, sans toits ni lois.
Les capsules temporelles sont propres au cinéma de la réalisatrice de la rue Daguerre. Des capsules qui, pour la plupart, tendaient à témoigner des luttes libertaires de notre monde. Que ce soit sa participation au documentaire Loin du Vietnam en 1967 et qui remettait en cause l’intervention des Etats-Unis dans le conflit vietnamien, ou son travail sur Black Panthers en 1968, durant les manifestations engendrées par le procès de l’activiste Huey Newton, l’œuvre de Varda est un cri d’amour à une vie sans entraves, qui ne se refuse rien. Sans toit ni loi n’y fait pas exception, c’est même l’âme de ce projet.
Il s’agissait de capter un mouvement d’existence où il fallait prendre le large et ne pas regarder en arrière, narrer une quête de liberté dont les limites étaient celles des ultimes lois de la nature, les seules qui semblent trouver leur place dans le film. Les cordes qui accompagnent en fond musicaux les plans dans lesquels la jeune femme se retrouve comme perdue dans de trop grands panoramas marquent une solitude comme peu incarnée au cinéma, des plans qu’on ne croisera que trop rarement dans toute une vie. Sur son sillage, Mona insuffle un second souffle aux femmes qui croisent son chemin ; Que ce soit la jeune fille à la pompe ou la femme de ménage interprétée par Yolande Moreau, elle entre dans les vies des gens comme une mélodie rock qui emporte tout, impactant même les anciennes générations à l’image de la vieille dame chez qui le personnage de Moreau travaille. Une scène d’un humour et d’une sensibilité rare, où toute la portée de l’existence de notre protagoniste se révèle, cet angle sur la vie de Mona que Varda a voulu filmer pour en révéler les sens cachés.
Simone, chez qui les personnages ne cessent de soulever le peu d’ambition tout au long du film, est en réalité un personnage particulièrement doué pour vivre et donner envie de vivre. Elle rit sans retenue, fume plus que de raison, mais par-dessus tout inspire les vies qu’elle touche directement ou indirectement.
Usée par le regard du monde et son berceau si hostile, ce qui est subtilement indiqué par la détérioration de ses bottes qu’elle affectionnait tant, Mona tombe mais ne se relève plus.
Si son histoire gagne enfin la dignité qu’elle mérite par la force du témoignage, Mona s’en fout, elle dort, au milieu des cyprès, et que personne n’ose la réveiller cette fois-ci...