Il y avait longtemps que la découverte d'un film n'avait pas été un aussi grand choc esthétique, littéralement une claque qui marquera un cap dans ma cinéphilie, qui je m'en rend compte à mesure que je l'explore et la construit, recèle d'encore biens de chemins inexplorés. Ce film exceptionnel signé Béla TARR, Sátántangó (1994).
A dire vrai, je pense avoir vécu le syndrome de Stendhal face à ce film.
Histoire de situer le personnage de Béla Tarr, Martin SCORSESE dit de lui qu'il est un des plus grands cinéastes du siècle et notre hongrois décide après 7 films de mettre un terme à sa carrière car il estime avoir dit ce qu'il avait à dire et il risquerait de se répéter.
Comment aborder un tel film ? Un film qui ne ressemble à aucun autre et qui nous entraîne dans un voyage artistique et spirituel extraordinaire d’intensité. Il y a d'abord ce noir et blanc qui donne de la tessiture au paysage, du corps aux éléments naturels et sculpte les corps et les visages. D'une durée de plus de 7h, s'engager dans cette oeuvre ne se fera que volontairement et laissera focément sur le côté une grande majorité de spectateurs.
Le résumé est assez simple, dans un village désolé de Hongrie qui semble perpétuellement battu par les pluies et les bourrasques, la morne quiétude est troublée par la réapparition de deux personnages que l'on pensait morts. Les habitants sont partagés entre les tenants du retour du messie et les défenseurs d'une rouerie de Satan.
Constitué de douze chapitres qui constitueront les pièces du puzzle qui s'assemblera à la fin, ils ont tous en commun un choix esthétique à la fois radical, poétique, innovant, troublant et bouleversant. Ainsi pour illustrer mon propos, deux ou trois exemples qui loin de dévoiler quoi que ce soit de ce chef d'oeuvre, laissent entrevoir l'expérience.
Dans un long plan séquence, deux hommes bravant la tempête face à nous, la caméra recule tandis qu'ils avancent, sans un mot, sans un bruit autre que la pluie, et imperceptiblement la caméra se met à jouer sur la profondeur et la vitesse de son travelling provoquant une sorte d'hypnose qui nous pousse à garder les yeux sur l'écran en dépit de l'inaction apparente.
Plus loin, durant de longues minutes nous scrutons les alentours à travers une paire de jumelle, installant un trouble entre l'image grossie par les verres grossissants et le silence qui en découle, surtout qu'en plus l'écran reprend la forme des deux binoculaires, trouble encore exacerbé par la musique enivrante comme angoissante, lancinante comme expressive de Mihály VIG.
Tout le long du film ce ne sont que successions de séquences de réalisation d'orfèvre. Comment ne pas être bouleversé d'émotions devant la beauté de ce plan séquence où la pluie filmée, grâce à la lumière et la photographie admirable de Gabor MEDVIGY semble soudain danser dans les bras du vent ?
Je pourrais continuer encore et encore, aucun mots ne rendra justice à la beauté presque irréelle qui habite ce film.
Mystique, méditatif, contemplatif, ce film est un défi au spectateur, lent, quasiment sans dialogues, entrecoupé de panneaux noirs sur lesquels un narrateur en voix off éclaire quelque peu l'action ou pas. Des longs plans séquences aux mouvements de caméra subtils, des plans fixes qui n'en finissent pas sur des routes boueuses et des vaches, il est évident que ce film s'adresse à un public précis, un public prêt à affronter l'impatience pour se résoudre à l'attentisme, un public apte à recevoir les sensations qui découlent du parti pris esthétique de l'oeuvre.
Mais au-delà de son aspect visuel qui, moi m'a enthousiasmé et qui à fait qu'à aucun moment malgré sa narration diluée dans le temps je ne me sois ennuyé, le film revêt surtout une portée symbolique et une portée politique immense. Pour résumer, que ce soit dans son propos allégorique, dans son naturalisme et sa froideur, mais aussi dans les années qui ont été nécessaires à sa production, qui ont débuté quelques années avant la chute du mur de Berlin et se sont poursuivies à la fin de l'URSS, ce film retrace la chute du bloc communiste, à travers les peurs ou espoirs d'un village anonyme de l'ère des kolkhozes.
Je finirai par cette réflexion, et si en voyant cette évocation de la chute du communisme, nous n'étions pas aussi témoins de la chute du capitalisme ? Comment ne pas faire un parallèle entre les bâtiments délabrés longuement filmés de cette ferme collective quasiment abandonnée et les villages désertés de nos campagnes victimes des sirènes mercantiles de la ville ? Comment nier la misère sociale, économique, sexuelle qui touche une partie de ceux qui vivent en libéralisme économique et ne pas y voir la troublante ressemblance d'avec les laissés pour compte du communisme soviétique qui jusqu'au bout assurait de la bonne santé de son idéologie ?
Hypnotique, digressif, fascinant, émouvant, âpre, unique.
Il y a des films dont je ne suis pas sorti indemne, Requiem pour un massacre (1985).
Il y a des films qui m'ont bousculé, Antichrist (2009).
Il y a des films dont je suis amoureux, Barry Lyndon (1975)
Sátántangó (1994) est un film dont j'ignore encore bien l'impact qu'il aura sur moi, mais il y aura un avant un après.