Scarface de Brian de Palma est un exemple de très bon film de gangster, complexe et controversé, il est sûrement l’une des plus belles illustrations de mon amour pour le genre.
Tony Montana incarné par Al Pacino est sans doute l’un de ces plus grands rôles. L’acteur, à l’image de son personnage, prend tout l’écran et ne laisse quasiment rien aux autres.
Émigré cubain avide de réussir au pays des opportunités, ce personnage, par le biais de la violence va tout faire pour se débarrasser de l’étiquette qu’on lui a collée sur le front.
Cette violence, qui peut paraître excessive, est en vérité cruciale pour le développement du personnage et donc du film. Montana se crée une place dans le monde du trafic de drogue et chaque étape est dictée par une démonstration de cette fureur inapaisable. Dans cette ascension infernale dans le business, Tony se perd, il vrille de plus en plus.
Il devient un individu déchiré entre opulence, désir, cupidité et ne semble plus capable de résister à la tentation de tous ses vices, son intégrité et sa morale happés par ce monde impitoyable.
Les scènes de la confrontation avec Frank Lopez et de la fusillade au Babylon club sont l’amorce de cette longue ascension vers un naufrage inévitable.
Après son retour de Bolivie, Tony se dispute gravement avec Frank quand à l’accord signé avec Sosa, le ton monte, les esprits s’échauffent puis Tony explose, “Fuck Gaspar Gomez and fuck the Diaz brothers ! Fuck them all ! I'll bury those cockroaches” un déferlement de violence qui ne manquera pas d’ébranler son patron. En vérité, lors de cette scène, le masque tombe, Montana n’est pas un bon vivant qui se contente d’un bon champagne, d’une bonne situation stable et tranquille, il se révèle être un homme qui veut tout ou rien, un homme qui cherche désespérément à combler un profond mal-être.
Désormais affranchi de toute entrave à sa folle ambition, Tony débarque au Babylon tel un poisson dans l’eau. Une désinvolture qui va vite s’évanouir pour laisser place à une colère sourde, presque viscérale à la vue de sa sœur Gina, au cœur d’une danse complice avec un homme.
Cette soirée tourne rapidement au vinaigre, victime de chantage pour ces crimes passés, Tony est rapidement d’une humeur massacrante et s'attelle une fois de plus à tenter de séduire la belle Elvira à la fois par désir et par provocation pour son ex-patron.
S'ensuit une dangereuse dispute qui dégénère très vite : ”Amigo, the only thing in this world that gives orders is balls”, inconscient et tumultueux Tony joue un jeu très dangereux et ne répond plus de personne.
Tony se retrouve seul à sa table, un verre à la main, encerclé par un public hilare face à une grotesque représentation d’un cubain déguisé, un grand moment de solitude dans ce lieu pourtant si “vivant”.
Le chaos ne tarde pas à clore cet instant si sincère, les balles fusent, la foule se ruent vers la sortie et Montana s’échappe tant bien que mal de la discothèque.
Frappé par un éclair de lucidité quant à la nature funeste de ce business, il n’y a plus de place pour de demi-mesures, Tony rassemble ses hommes et se rend chez Frank Lopez, commanditaire de cet assassinat raté.
S’ensuit sans doute la scène la plus poignante et la plus glaçante du film : la mise à mort de Frank Lopez et de Mel Bernstein.
Tony rentre le visage maculé de sang et de sueur, un bras blessé, l’autre brandit un pistolet, les rires gras entre associés cessent, une atmosphère pesante s’installe, un téléphone sonne, on s’excuse, supplie, implore, trois coups de feu partent et un homme en devient un autre.
La superbe BO signée Giorgio Moroder émerge, Al Pacino regarde par la baie vitrée, s’allume une cigarette et contemple d’un air très mélancolique ce dirigeable diffusant “The world is yours” en lettres capitales bien flashy.
J’adore cette scène car c’est celle où l’on prend réellement conscience que le sujet du film porte évidemment plus loin qu’une simple histoire de gangster. La caméra s’éloigne progressivement de Tony et de la glace pour nous exposer ses désirs passés : cette villa et cette femme qui ne lui ont été introduites qu’après avoir prouvé sa soif de réussite, sont maintenant au creux de sa paume.
D’un gringo cubain à une ponte du trafic de drogue à Miami, réussite apparente, misère intérieure, charisme certain.
Elvira Hancock, interprétée par Michelle Pfeiffer est le personnage féminin central de Scarface et est essentielle au cachet de ce film, grande blonde à la fois dédaigneuse et froide mais terriblement captivante.
Son actrice se démarque clairement par la force de son jeu et de ses apparitions, puisque en vérité ce personnage n’a pas tant de scènes et pourtant je les trouve toutes mémorables et clés dans le déroulement du scénario.
On peut penser notamment à ce premier contact avec Tony sur le dancefloor du Babylon club, scène culte accompagné de cette mémorable réplique : “Even If I were blind, desperate, starved and begging for it on a desert island you would be the last thing I would ever fuck”.
Ou à la déchirante scène du dîner au restaurant (après leur mariage) qui est finalement l’apothéose de la désillusion de nos personnages quant à ce monde si “parfait”.“Can’t you see what we’re becoming, Tony ? We’re losers. We are not winners, we are losers”
Elvira est aussi un personnage très mélancolique, qui nous paraît éteint dès sa première apparition, (scène de l’ascenseur chez Frank ).
Rapidement convoitée et assaillie par le désir démesuré de Tony, elle est malgré elle l’une des allégories de ce rêve américain illusoire, une devanture magnifique et tentatrice mais un intérieur triste et dévasté à l’image de cette société.
Glaciale et nonchalante dans ces premières interactions avec Tony, elle se surprend à être divertie par ce mafieux en devenir qui ne tient pas rigueur des codes ou des formes qui l’ennuie tant, (scène des voitures, scène de la piscine) chaque sourire que ce dernier arrive à lui arracher sont aussi précieux que inespéré.
Cependant, elle est la personnification de ce monde si idyllique pour Tony et en ce sens, en étant profondément malheureuse, elle constitue le présage d’un destin tragique.
Bien plus qu’une femme trophée et superficielle, Elvira est un personnage subtil et essentiel à l’intrigue, qui par sa relation avec Tony et le dégoût qui en découle révèle la véritable nature de cette grande cage dorée.
Scarface, c’est un film profondément triste où deux personnages tentent en vain de trouver un moyen d’exister et d’être épanouis, l’argent, la drogue, le mariage, le pouvoir, rien n’y fait. Enveloppé d’une BO mêlant espoir, mélancolie et onirisme, De Palma nous propose un chef-d'œuvre dramatique et terriblement beau qui pointe du doigt un monde qui ne réussit finalement à personne.