En 1973, Ingmar Bergman sort « Scènes de la vie conjugale », un film composé de six séquences initialement pensées pour la télévision, et donc, raccourcies pour la version cinéma.
Johan et Marianne sont mariés depuis dix ans. Lui est professeur et chercheur dans une quelconque discipline pipo à l’université, tandis qu’elle est avocate spécialisée dans les affaires de divorce. Ce sont des gens aisés, qui vivent dans une belle maison, s’entendent bien avec leurs amis et leurs familles, et élèvent consciencieusement leurs deux filles. Tout semble sans nuage – le film s’ouvre sur une séquence où les deux époux étalent leur bonheur conjugal devant deux journalistes venus écrire un article sur eux. Evidemment (ce ne serait pas super passionnant sinon), cette belle façade ne va pas tarder à se fissurer. C’est avec ses six longues séquences que Bergman va conter leur histoire, couvrant dix ans de leurs vies.
De prime abord, le film peut rebuter par sa longueur et son format. Heureusement, Bergman est à la fois un grand conteur et un fabuleux metteur en scène, qui ne semble jamais à court d’idées. Ainsi, chaque séquence s’inscrit grossièrement dans la continuité de la précédente, mais en est majoritairement indépendante, possède un ton unique, un cadre différent et apporte un traitement et des éléments nouveaux au récit. De cette manière, il n’y a donc jamais de redite, nulle routine ne s’installe, et l’on ne s’ennuie donc pas un instant (et, sur cent-soixante minutes de film, cela n’a pas de prix).
Formellement, le film est très théâtral. Les séquences se déroulent presqu’exclusivement à huis clos, et, à quelques rares exceptions près, ne font figurer que Johan et Marianne. D’autres personnages sont évoqués, participent parfois brièvement à la scène, mais n’apparaissent pas à l’écran (excepté lors de la deuxième séquence, qui constitue l’élément perturbateur venant faire voler aux éclats la stabilité du couple). Ce choix de représentation met l’accent sur les dialogues et les acteurs : que les uns ou les autres soient mal écrits ou faiblards, et le film s’expose à un échec cuisant.
Qu’on se rassure très vite : ce n’est pas le cas ici. Les dialogues sont un chef d’œuvre d’écriture, tantôt drôles et caustiques, tantôt tendres et touchants, ils font mouche à chaque fois. Les deux acteurs, quant à eux, s’en tirent très bien, et, mieux encore, se complètent. La rudesse extérieure d’Erland Josephson, contrastant avec la douceur de son personnage, s’accorde à merveille avec la froideur de Liv Ullmann – une solidité de glace ; dure, mais qui se fissure et se brise à la moindre vulnérabilité.
Ce que je trouve particulièrement plaisant dans le film de Bergman, c’est la bienveillance avec laquelle il filme ses deux personnages, et la complicité évidente des deux êtres que l’on épie. Au fond, le film est très voyeur : il s’agit ni plus ni moins que de s’immiscer dans l’intimité d’un couple, de se faire le témoin silencieux, mais néanmoins omniscient, de leurs affaires conjugales. Mais tout est fait avec beaucoup de douceur, de pudeur ; l’on ne s’impose pas, et l’on devient complice avec les deux personnages au fil des séquences. Pour qu’un projet pareil fonctionne, il est nécessaire d’attacher le spectateur aux protagonistes. J’aime Johan et Marianne, leurs manières de se comporter, leurs discussions et leurs petites attentions. Leur couple, leur histoire, sont crédibles dès les premières minutes, et je n’ai aucun doute, en les voyant, que ces deux-là se connaissent et s’aiment depuis si longtemps. J’aime que Bergman nous fasse partager leur quotidien, que les différentes séquences que nous traversons correspondent à autant de moments charnière dans leurs vies, qu’elles soient toutes variées, riches et intéressantes. Enfin, j’aime l’histoire de ce couple que l’on nous raconte et qu’ils vivent sous nos yeux, l’infinie tendresse qui les unit, et le fait que, malgré l’éloignement, ils ne puissent se passer l’un de l’autre.
Et, pour les yeux bleus de Liv Ullmann, j’en reprendrai bien pour une heure de plus.