Attention, cette critique contient des phrases prétentieuses et des idées à forte teneur en théorie du genre bobo gauchiste, patati patata, vous êtes prévenus.
Quand on parle de sociologie et de politique, il y a bien souvent cette idée que la civilisation, c’est un contrat social, passé d’homme à homme pour construire des systèmes qui canalisent productivement la violence de l’état de nature. Ce qu’on dit moins, c’est que ces systèmes, dans nos vertes contrées, délimitent bien souvent une zone hétérosexuelle, et blanche, et tout ce que vous voulez dans les mots-clés des luttes pour la diversité (valide, cisgenre, et tutti quanti) – je sens d’avance que j’en perd quelques-uns, mais il y a un objectif dans ce raisonnement, ne vous inquiétez pas, je suis pas là (que) pour faire ma meilleure imitation d'étudiant en cinéma fumeur de joints et voteur de LFI.
En lisant ces deux propositions, un corollaire apparaît : la conclusion logique n’est-elle pas que, dès lors que l’on franchit les frontières de cette zone, on s’ouvre à la possibilité d’un nouveau surgissement de violence ? Une violence dont on est victime – c’est une lapalissade que de le dire – mais aussi dont on est l’exécuteur. C’est un thème évidemment peu politiquement correct, à une époque où beaucoup d’art exprimant les luttes de la diversité se fait récupérer par la grosse machine Hollywoodienne et est transformé en consensus mou et apaisant. Mais c’est aussi un sujet fascinant – pas juste en tant que moteur dramatique, mais aussi comme moyen d’en apprendre plus sur la condition humaine.
La référence en la matière, c’est probablement cette série somme toute peu connue en nos vertes contrées, Cucumber/Banana, créée par Russell T Davies, le pape du Docteur Who de 2005. On pourrait la qualifier de comédie, mais vu la noirceur ambiante de la chose, c’est au-delà du rire jaune : un récit étrange sur la façon dont les psychoses, la honte, la peur, s’infiltrent dans le quotidien et traumatisent, détruisent, parfois tuent. C’est souvent aussi très drôle, mais au fond, c’est une étude peu optimiste des technologies d’une violence homosexuelle : le début d’un épisode le résume bien, où un personnage est enlevé en pleine nuit et fourré dans le coffre d’une voiture. Quelques minutes plus tard, on apprend qu’il s’agit d’un jeu sexuel : mais la scène, individuellement prise, est filmée comme un film d’horreur. De larges pans de la série sont filmés et écrits comme des films d’horreur – on pense beaucoup à ce qu’A24 a pu faire depuis. Ari Aster période Hereditary aurait aimé. Et c’est terrifiant, pour ce que ça dit, pour ce que ça reflète, et pour l’introspection que cela peut offrir.
Mais nous ne sommes pas là pour parler de Russell T Davies, encore que le sujet soit fascinant. Non, le sujet ici est bien ce Sequin in a Blue Room, le premier film (et projet de fin d’études !) de l’Australien Samuel Van Grinsven. Soit l’histoire d’un lycéen qui court les rendez-vous d’un soir avec des hommes plus âgés, jusqu’à ce qu’il devienne obsédé par un homme qu’il a croisé dans une soirée/orgie un peu sordide. C’est un postulat, qui, je pense, rend le film assez peu accessible à une large audience – c’est assez simple de passer à côté des problématiques qu’il aborde, parce que les référents culturels sont très spécifiques : mais si on les saisit, je pense que le film est d’une formidable intelligence dans ce qu’il raconte.
A savoir, la façon dont on se construit une identité, et plus particulièrement une sexualité, étant queer. Le héros (formidable Conor Leach, qui fait des merveilles avec un rôle assez complexe) n’a pas de nom, on ne le connaît que par son pseudonyme sur les sites de rencontre, « Sequin ». Le personnage principal du film, ce n’est pas lui, c’est sa persona, cette identité fracturée et fantasmée qu’il s’est créé comme objet sexuel, oui, mais surtout ontologique. Il a un père (extraordinairement aimant, et très loin des clichés auxquels on pourrait s’attendre de ce genre de films), un lycée, peut-être même un futur copain : mais il n’est perçu, à nos yeux, que comme une suite de tableaux, de moments fracturés. C’est comme ça que le film est construit, découpé en différentes séquences (ici associés à huit « appartements » que Sequin visite) en dehors desquelles rien n’existe. De la même manière que les corps de ses amants sont présentés comme des partis, des assemblages désarticulés de torses, de mains, de courbes présentés sans contexte sur des applications de drague qui ont une allure de puzzle plus que d’outil de séduction. Sequin détruit lui-même son humanité – tout dans le film montre la culture gay du cruising (qui est, après tout, fondé historiquement sur l’anonymat pour des raisons logiques : l’Europe n’a pas toujours été plaisante envers ceux qui dévient de la toute-puissante norme) comme un lieu de violence terrible, de fracture de soi. Tout en n’étant pas puritain ou anti-sexe, d’ailleurs : il n’y a jamais de condamnation des pratiques qui nous sont montrées, juste un constat sur les effets psychologiques qu’elles peuvent avoir, plus précisément à un moment de construction de l’identité. La violence est une réalité, ni bonne ni mauvaise : tout ce qui intéresse le film, c’est le moment où elle se fige en technologie, et l’usage qui est ensuite fait de ses technologies.
Il y a une figure assez intéressante dans les médias gay, qu’on retrouvait dans Cucumber sous les traits de Freddie, l’adolescent qui poussait subconsciemment le héros à abandonner sa vie rangée – cet espèce d’ange un peu sinistre, limite exterminateur, de jeunesse figée et terrible, désirable aux yeux des personnages mais terrifiante de part sa puissance, son caractère presque supernaturel. Pensez au Tadzio de Mort à Venise, par exemple, ou cette scène dans le second épisode de Cucumber ou Freddie toise le héros, presque nu, dans une lumière orangée qui fait basculer la sagesse de la réalisation dans l’expressionisme, limite Dario Argento. Ou tiens, à toutes les œuvres queer qui se placent sous la figure de l’Ange. Angels in America. L’album de la chanteuse trans Ezra Furman, Transangelic Exodus.
Sequin in a Blue Room est centré sur cet espèce de mythe, mais trouve une richesse de propos dans la façon dont il montre le décalage entre l’humanité réelle et ce personnage fantasmé : Sequin voudrait être cet ange, ce démon – mais cette quête limite métaphysique d’absolu (qui finit par s’incarner dans la recherche d’un homme qu’il n’a vu qu’une fois) passe très près de le détruire lui en tant qu’humain, en tant que personne bien réelle qui n’est ni diable ni séraphin mais juste un gamin un peu paumé qui a soif d’infini.
C’est là qu’on tombe sur l’autre grande influence du film, Gregg Araki (dont la marque de fabrique, « a homosexual movie by … » apparaît au générique), dont toute la filmographie est traversée par des questionnement assez similaires, entre un monde oppressant et conformiste et une transcendance qui inclut, nécessairement, le risque de violence, voire de destruction complète (Kaboom finit sur la Terre qui explose, après tout). La meilleure description que je pourrais faire de Sequin in a Blue Room, c’est que c’est un film d’Araki sans le mauvais goût ou le cynisme. On pourra objecter et dire que diluer votre Araki avec du bon goût, c’est un peu comme les glaçons dans le whisky, ça détruit l’objectif de base du machin, et vous n’auriez pas complètement tort, mais je trouve le résultat final savoureux malgré moi.
C’est un film difficile à recommander. Il est assez souvent austère, et répétitif (délibérément), notamment au niveau de scènes de sexe. Mais c’est ce côté mécanique, précis, qui permet à la descente aux enfers du film de fonctionner, glissant d’un portrait factuel (au demeurant tout à fait fin) au cauchemar éveillé, peignant avec les codes de l’horreur la perte complète de repères. Puis, dans un dernier quart d’heure, le retour à la réalité, avec une grande tendresse (la dernière scène et le générique sont adorables). Avant cette fin, ce n’est pas vraiment un film humain : mais une étude d’une humanité – ou plus exactement, d’une diversité, d’un être-queer – qui se rêve non-humaine, machine sexuelle, algorithme du désir, ange déguisé en luxure (pour citer Patti Smith).
Et au final, un constat, magnifique de part sa bienveillance, sur l’importance d’apprendre à vivre, à s’inclure dans le réel, sans pseudonymes, sans fractures, mais en tant qu’humain, plein et entier.
C’est très, très beau.