Entre deux éblouissantes comédies (L’Impossible Monsieur Bébé et La Dame du Vendredi), Howard Hawks s’offre une escapade dans les cols et vallées escarpés de la Cordillère des Andes. Là se joue un petit théâtre des relations humaines comme il les affectionne : celui d’une poignée d’aviateurs assurant les relais postaux, liés par un goût indéfectible du devoir et de l’aventure et par une amitié qu’ont consolidée des années de camaraderie. Que ceux qui ne connaissent pas le sens du mot "éthique" et qui voudraient découvrir quelles hauteurs le septième art peut atteindre lorsqu’un auteur souscrit à la transparence d’une philosophie fondée sur la clarté et la fidélité, le respect des autres et de soi-même, s’instruisent en découvrant ce joyau. S'il est un ouvrage modèle du cinéaste, c'est bien celui-ci, et il n'y a rien d'étonnant à ce que tant de références directes ou indirectes y soient faites dans des films comme Le Port de l'Angoisse, Rio Bravo ou Hatari ! qui, à des degrés divers, dérivent de ce premier essai. Le réalisateur y devient enfin ce qu’il est. Extrêmement fécond pour le développement ultérieur de la démarche hawksienne, Seuls les Anges ont des Ailes est avant tout le film d'un homme mûr traitant de la conquête de la maturité. Derrière tous les arguments qui peuvent, avec plus ou moins d'acuité, illustrer ses qualités d'expression, une donnée apparaît irréductible : la profonde sympathie qui lie l’auteur à ses personnages et qui lui permet seule d'en exprimer avec un tel bonheur les certitudes aussi bien que les doutes. La référence au concret ("chaque protagoniste s'inspire de faits vécus") ne doit pas être prise au pied de la lettre comme le signe d'une volonté servile de réalisme. Elle est plutôt la marque attachante d'une profonde modestie, car Hawks puise sans doute autant dans sa propre expérience que dans celles dont il dit s'inspirer, mais préfère aux prestiges de l'autobiographie l'efficacité d'un discours objectif à la troisième personne. Une preuve supplémentaire que son classicisme ne procède pas d'a priori esthétiques mais s’affirme comme la seule expression possible de son univers. Le caractère cyclique des épisodes dans un champ d’action soigneusement délimité relève donc moins d'un principe de construction que d'une nécessité interne, d'autant plus impérative qu'elle semble s'imposer à lui de manière intuitive.
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Classique à l'extrême, le point de vue de Hawks sur ses personnages est cependant loin d'être simple. On voit fréquemment en lui le cinéaste de l'évidence tout en négligeant peut-être celui de l'ambiguïté. Parce que les conflits se résolvent le plus souvent de manière heureuse dans son œuvre et parce que la démarche de ses protagonistes est presque toujours orientée vers une plus grande maîtrise de soi, on oublie la part de gravité sous-jacente dans chacun de ses films. La comédie équilibre le plus souvent les éléments dramatiques avec une subtilité qui permet parfois (voir ici la dernière scène) des passages abrupts d'un registre à un autre. Et cependant dans Seuls les Anges ont des Ailes, chacun des trois personnages principaux (Geoff, Bonnie, McPherson) est marqué à l'origine par un échec sentimental ou professionnel qu'il devra s'efforcer de dominer tout en restant fidèle à lui-même : agressif et extérieurement sûr de lui, Geoff, en qui se retrouvent magnifiées toutes les caractéristiques du petit groupe qui l'entoure, est intérieurement en proie à une angoisse constante qui finira par éclater après la mort de son meilleur ami. Répétée à plusieurs reprises dans le film, la formule "he wasn’t good enough" est révélatrice de ce comportement. Chacun a besoin de se rassurer sur ses propres capacités et, plus encore, sur les raisons des défaillances professionnelles ou psychologiques dont sont victimes les autres membres de la communauté. Par une gradation subtile, Hawks passe de l'évocation des déficiences occasionnelles (Joe mourant pour avoir essayé d'impressionner Bonnie par un exploit dangereux) à celle d'autres crises, plus profondément vécues (McPherson abandonnant son coéquipier, par un réflexe de panique, dans un avion en flammes) et enfin à ces déchéances plus inéluctables encore qui menacent tout un chacun (le vieillissement qui condamne le Kid, après vingt ans de métier, à l'inaction). Mais face au danger et à la fatalité s’affirme toujours le refus de céder à la complaisance et à l’autoapitoiement. Cette manière, à la fois d’être pour les personnages, et de les regarder pour le réalisateur, est la clé d’une sagesse particulière. Elle affirme un art stoïcien dont le cinéma, même hollywoodien, aura assez peu pris le risque.
Alors que les derniers opus de Hawks tendent à estomper cette notion de vulnérabilité par un traitement comique (les plaisanteries sur Robert Mitchum dans El Dorado, par exemple), il est frappant de constater le relief qu'elle acquiert dans plusieurs de ses films antérieurs où le rôle du comparse déchu (Walter Brennan dans Le Port de l'Angoisse) prend parfois une importance décisive et se voit traité de manière dramatique (Dean Martin dans Rio Bravo en est l’occurrence la plus caractéristique). Ici en particulier, la dégradation physique du Kid est d'autant plus signifiante qu'elle prend l'allure d'un avertissement pour chacun de ceux qui le connaissent et qu'elle met un point final à son activité. Si, commençant à perdre la vue, il se résout à tromper Geoff pour conserver son emploi, c'est par un dernier réflexe de défense et parce que sans lui il n'est plus rien. Au passage, très caractéristique est la scène où, se sachant fatalement blessé, il demande à Geoff de sortir pour pouvoir mourir seul. Le hors-champ est justifié par la narration et les personnages : ce que Cary Grant ne verra pas, il est impossible que le spectateur en soit témoin. La disponibilité professionnelle, l'aptitude au travail quotidien, qu'il soit routinier ou dangereux, sont finalement ce qui définit, par-delà leurs différences, les protagonistes. Mais cette disponibilité, cette faculté à assumer le risque sont constamment mis en question. Guettés par la mort, la peur ou l'usure de leurs forces, ils vivent une épreuve constante.
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Jamais cependant Hawks ne donne à sentir directement la réalité physique de ces menaces : Seuls les Anges ont des Ailes est avant tout un film d'attitudes. L'action proprement dite n'y occupe guère plus de trois séquences et ce n'est pas le moindre paradoxe d'un récit consacré à l'aviation que de s’enfermer pendant près de deux heures entre les quatre murs d'un hôtel. Pourtant cet éclairage oblique s'avère le plus juste et le plus profondément révélateur. Parce que son art est fondé sur la litote et l'understatement, le metteur en scène atteint une aisance sans pareille dans la peinture objective de l'entreprise humaine. Le film est celui où il a la certitude d’avoir trouvé la bonne distance, celle qui sépare son regard de ses personnages, celle aussi qui sépare ceux-ci de leur propre destin. Les héros hawksiens savent qu’ils ne peuvent être autre chose que ce qu’ils font. En témoigne la séquence fabuleuse où McPherson, devant chercher un blessé pour le transporter en avion, contourne longuement avec son appareil le flanc de la montagne, se pose sur un étroit plateau et redécolle quelques instants plus tard en prenant son élan dans un vertigineux piqué. Tout ce qui pourrait détourner la scène de sa valeur d'objectivité en est rigoureusement éliminé. Alors qu'une exploitation dramatique paraît s'imposer d'elle-même en fonction du contenu particulier du moment (fait de suspense et de danger), Hawks axe sa description sur une seule dimension : l'accord entre les gestes du pilote et l'action qui est requise de celui-ci. Aucune mystique de la performance ne vient ici troubler le regard du cinéaste, et c’est précisément cette neutralité de traitement qui donne à l’exploit son héroïsme et sa valeur.
Une telle conquête sans effort ni crispation de l'espace et de la nature acquiert une résonance très particulière à l'intérieur du cinéma américain où elle est si fréquemment traitée à la manière d'une lutte farouche contre les éléments (chez King Vidor, par exemple), qu’elle permet d'exalter les valeurs de l'esprit pionnier. Aucune séquelle de l'idéologie de la "frontière" ne subsiste chez Hawks, insensible aux valeurs dans lesquelles un John Ford puisera pendant des années son inspiration. Alors que Frank Capra s'attachera à la même époque à décrire et exalter l'intimisme de petites collectivités unies par des besoins simples et une activité commune, Hawks, plus lucide peut-être, en tout cas plus pragmatique, voit avant tout en celles-ci des instruments de travail. Ainsi, lorsque Dutchie s'écrie après la mort de Joe que cela ne peut pas continuer ainsi, Geoff lui répond sur le ton du truisme qu’il y a un nouveau pilote qui arrive dans quelques jours. Formule un peu sèche mais rendant fort bien compte de la perspective du cinéaste. Le groupe fonctionne comme une cellule vivante en continuelle mutation, dans laquelle des personnages disparaissent et sont aussitôt remplacés par d'autres. Hawks illustre l'idée inverse que chaque situation est ouverte et que la décision à adopter est uniquement fonction du but qu'on s'assigne et du prix qu'on est prêt à payer. Quand Geoff demande à un de ses employés de convoyer une caisse de nitroglycérine, celui-ci refuse en invoquant les termes de son contrat. McPherson, qui n'a rien à perdre, accepte la mission et Geoff congédie le premier pilote. Plus tard, lorsque le paria mènera l'avion à bon port malgré le danger, il intégrera l’escadrille, effaçant d'un coup et de la seule manière possible son erreur passée. L'histoire de chaque protagoniste se présente ainsi à la manière d'une série d'embuches dont la résolution implique la participation des autres et renforce la solidarité. Un personnage n'est mis en valeur que dans la mesure où il éclaire de manière symptomatique le contenu de la scène où il figure. C’est pourquoi Bonnie, qui sert d'initiatrice, disparaît presque totalement de la partie centrale du récit pour ne reprendre complètement sa place que dans les scènes finales. Le sentiment d'unité première de l’équipe ne s'en trouve cependant pas compromis, l'accent se déplaçant, une fois le premier contact établi, vers des personnages nouveaux (Judy, McPherson) dont les rapports joueront ultérieurement sur le comportement du couple Geoff-Bonnie. D'abord perçu à travers le regard de cette dernière, le groupe apparaît dans toute son étrangeté, régi par des rites et des conventions dont on ne comprend que plus tard la signification.
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Par ces procédés très simples, l’auteur évoque un univers complet où sont confrontées toutes les conduites possibles face au drame et au danger : en l'espace d'une semaine c'est une vie entière qui se déroule, sans que pour autant le choix de l'unité de temps et de lieu apparaisse comme le résultat d'une option symbolique. Comme en témoigne l'évolution de Geoff, la sensation d'incomplétude, la crainte de la brûlure (à laquelle fait concrètement allusion une scène avec Bonnie) sont au contraire des agents essentiels des agissements des personnages. Une nouvelle fois, Hawks s’affirme ici comme un cinéaste de la vitesse — pas le tourbillon walshien ni la foudre fullerienne mais une vitesse sèche, quasi abstraite. La célérité fragile de l’amour éclaire la stabilité de l’amitié accumulée. Le film se conclut ironiquement en faisant dire à Jean Arthur "Things seem to happen fast around there", alors qu’elle est elle-même tombée amoureuse dans l’instant et que ce qui frappe dans la vie de la base aérienne est au moins autant la permanence des gestes que la rapidité de l’action. Loin d'ignorer ce qui peut compromettre le succès de l'aventure, Hawks cherche à équilibrer harmonieusement réussites et échecs. La motivation narrative souligne le jeu du combat et de la rivalité, cristallise l’émulation des protagonistes dans un désordre qui fragilise la règle qu’ils se sont fixés pour atteindre leur objectif, car tout l’enjeu se situe ici dans la reconnaissance des individus les uns par les autres. Pas la moindre démagogie, seulement l’expression la plus juste et euphorisante de la noblesse des sentiments : une ancienne querelle enterrée par un geste d’altruisme désintéressé, un adieu pudique lorsque la mort frappe au dépourvu, l’acceptation de la femme aimée comme maillon indispensable à l’équilibre social et masculin. Et si le laconisme insolent peut cacher la douleur morale, si le rythme infaillible de la narration fait sautiller péripéties et plages intimistes avec un égal bonheur, c’est avant tout un humanisme chaleureux qui transparaît à chaque instant de cette œuvre magnifique. Ni comédie, ni drame, ni film d'action, ni film psychologique, Seuls les Anges ont des Ailes est pourtant tout cela à la fois. Ce que les tenants du behaviorisme tentèrent d’évoquer, parfois laborieusement, en se laissant souvent trahir par une affectation bavarde qui contredisait la rudesse recherchée du propos, Hawks l'atteint sans effort ni volonté de sacrifier à une mode. D’où l'inaltérable jeunesse d’un film dont les années n'ont en rien entamé la vitalité. La leçon reste sans doute difficile à imiter, encore mérite-t-elle d'être rappelée.
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