Dès la première scène, j’ai su que c’était un film qui allait vouloir faire beaucoup, et qu’il le ferait bien. Je ne me suis pas trompé ! Shara est une très belle leçon de vie, qui réalise la prouesse de n’être pas didactique pour un sou. Bien au contraire, Naomi Kawase, avec son style cinématographique si proche du documentaire, et en même temps très à l’aise avec la construction d’un récit de fiction, propose une œuvre tout à fait marquante sur le deuil, en plein cœur de la cité ancestrale de Nara, au Japon (dont elle est originaire, à tout hasard).


Partant d’un scénario assez classique, mais suffisamment cryptique pour conserver un voile mystérieux qui couvrira par la suite le reste du film, la cinéaste délaye avec une très grande délicatesse et une subtilité analogue de très belles réflexions touchant à la mort, au deuil et à son dépassement, aux origines et à la religion.


C’est en effet à Nara que se passe l’action de Shara, très vieille ville japonaise qui fut jadis un temps la capitale de l’archipel. Très empreinte de bouddhisme, c’est cette religion qui axe en quelque sorte les deux événements « marquants » du film, à travers la fête traditionnelle organisée en l’honneur du dieu Jizo : c’est à ce moment-là que Kei, le frère de Shu disparaît ; c’est également lors de cette fête, quelques années plus tard, que ce ravissement étrange sera finalement accepté et supplanté par Shu et ses parents.


Kawase m’a beaucoup impressionné par sa façon de canaliser les émotions, ses émotions. Elle n’expose pas de façon tapageuse, sensationnaliste, l’action de son récit (alors que c’eût été une voie envisageable), mais préfère jouer avec les non-dits, les silences, les dialogues très intimistes qui excluent momentanément certains personnages de l’équation. Pour autant, elle ne tombe pas non plus dans le travers inverse, qui aurait été de tout miser sur le naturalisme de sa caméra : un choix qui se serait sans doute répercuté de manière néfaste sur l’émotion du film.


Pour faire simple, disons que l’on sent toujours que l’on est face à une fiction, mais que cette impression s’efface à des moments très propices pour révéler avec d’autant plus de force toute la beauté de certaines situations : je pense à la splendide scène du festival de Batsara, bien sûr, entrecoupée d’une averse dont la poésie m’a arraché quelques larmes (les mouvements cadencés de la caméra suivent ceux de la danse, tout en s'en libérant ponctuellement), mais aussi aux derniers moments du film, dont j’ai lu ailleurs qu’elle pouvait peut-être faire allusion au vagabondage de l’âme du frère de Shu, en plus d’ancrer l’œuvre dans une temporalité circulaire lourde de sens sur le plan symbolique.


Autre point très positif, ce refus de s’engager moralement sur une lecture dépressive et déprimante du deuil, ou bien sur son versant opposé, sa mise en scène hollywoodienne, censée apportée au spectateur sa dose quotidienne de pathos et ultimement de catharsis. Shara est pensé dès le début et jusqu’à la toute fin comme une interprétation du deuil, et c’est là sans doute que le talent de metteuse en scène de Kawase prend tout son sens, afin de ne pas briser le charme (au sens d’envoûtement) qui unit la fiction et le réel. Aucun mouvement de caméra n’est envoyé au hasard, et pourtant, la caméra bouge beaucoup : la facilité aurait préconisé de recourir à des plans fixes, mais Kawase prend le parti de filmer caméra à l’épaule, la plupart du temps sans trop user de la steadicam. C’est très cassavetien en fin de compte, le côté voyeur en moins, et ça donne au film une identité esthétique vraiment unique.


Rarement un film japonais se passant au Japon m’aura autant transporté que celui-ci ; je crois que c’est dû au fait qu’au-delà de filmer le monde qui l’entoure, Kawase parvient à le rendre authentique, en en conservant les scories : bruits lancinants d’une forge dans le lointain, acteurs qui improvisent la plupart du temps, caméra à la qualité médiocre sans être mauvaise non plus… On a tendance à sous-estimer l’effet que provoque une qualité d’image qui n’est pas parfaite sur le spectateur au cinéma, d’autant plus aujourd’hui, où le numérique a atteint des niveaux de finesse spectaculaires. Une netteté moindre de l’image encourage à mon sens davantage à porter une attention sans faille au film, comme pour en capter tout le reste…


Dernière remarque, sur la religion bouddhiste. Assez souvent occultée dans le cinéma japonais contemporain (du moins à ma connaissance), elle bénéficie dans Shara d’un traitement quasi symbiotique avec l’histoire, puisque c’en est en quelque sorte la matrice et le point final – la révolution, au sens astronomique du terme. Kawase met l’accent sur la collégialité de cette religion, qui unit les générations entre elles et fait ressortir une impression d’harmonie. Il n’y a pas, je crois, de désaccord majeur entre les personnages secondaires durant tout le film : le microcosme urbain semble animé d’une bienveillance immanente qui vise à résorber les plaies par l’intermédiaire des cérémonies rituelles.


Même la révélation de la paternité véritable de Yu n'occasionne pas une débauche sentimentale telle que n'auraient pas hésité une seule seconde à nous refourguer d'autres cinéastes moins adroits : elle se fait chez Kawase sur la tonalité du conte, dans l'atmosphère reposante et inquiétante tout à la fois du soleil couchant, entre les ruelles millénaires de la ville ancestrale, dans une étonnante tranquillité qui ne produira chez Yu qu'un tressaillement intérieur... Probablement que l'expérience personnelle de la cinéaste, orpheline, influence significativement ce désir de renouveler la lecture du thème de la descendance, de l'aborder sous un angle radicalement différent de celui de sa traditionnelle dépréciation en Asie de l'Est.


Film relativement court mais admirablement bien rythmé et véritable délice pour les yeux et le cœur, Shara est une source intarissable de délicatesse à laquelle la sensibilité très digne et intelligente de Kawase vient apporter une remarquable profondeur interprétative. Je conseille sincèrement !

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le 4 mai 2021

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