Mystique, mythique, voire mythologique.
Monumental, implacable, extrême et pessimiste, le cinéma de Stanley Kubrick est notamment connu pour son traitement radicalement puissant de la musique. Difficile aujourd'hui de ne pas avoir envie de massacrer un clochard quand on entend "Singin' in the Rain", de s'essayer au duel au pistolet sur le son de "Sarabande" de Händel, ou encore de fracasser le crane d'un congénère avec un os en entendant l'introduction de "Ainsi Parlait Zarathoustra".
Mais au-delà de sa ré-appropriation de morceaux extrêmement connus auxquels il a pourtant su donner une nouvelle vie, Kubrick s'est également démarqué par son utilisation marquante de la musique dite "savante" du XXe siècle, celle qui a tenté de donner une nouvelle voie à l'art musical, affranchi de la nécessité de plaire, d'être agréable à écouter et libérant totalement son potentiel créatif révolutionnaire, transmettant une émotion et/ou amenant une réflexion, y compris concernant des choses perturbantes voire dérangeantes. Des artistes comme György Ligeti ou Krzysztof Penderecki (pour évoquer ceux principalement utilisés par Kubrick) utilisent un nouveau langage musical, novateur dans son affranchissement aux questions d'harmonie, de tonalité, poussant parfois leurs recherches sonores jusqu'à l'irréel, l'abstrait, l'inécoutable. "Thrène à la mémoire des victimes d'Hiroshima", composée par Penderecki, est peut-être l'exemple le plus connu de ce courant aux multiples branches (musiques sérielle, dodécaphonique, spectrale...).
Quand Kubrick utilise des morceaux de Penderecki dans son film Shining, c'est pour amener le spectateur à vivre une expérience unique, déstabilisante, perturbant ses perceptions de l'espace-temps et le poussant à concevoir un monde immatériel au-delà de ce que ses sens lui offrent. Partir d'une expérience esthétique pour toucher à des choses occult(é)es ou nous dépassant, à l'indicible voire à l'irreprésentable, voilà le type d'expérience mystique que veut nous faire vivre Kubrick, aidé par des musiques polymorphiques ("Polymorphia" est justement le nom d'un des morceaux de Penderecki utilisés, basé sur ses recherches concernant l'organisation du timbre sonore – une musique de timbre pour un film de timbré, en somme), re-mixées les unes sur les autres (tout comme différents mondes et époques coexistent dans le film), dissonantes et fragmentées (comme l'esprit de Jack Torrance), répétitives et circulaires (comme les labyrinthes de couloirs du film).
L'histoire, plus ou moins rationnelle, nous emmène jusqu'aux limites de l'exprimable, puis la place est laissée à l'irrationnel, à l'abstrait, à l'expérience esthétique pure. Cette fusion de syntaxes est utilisée pour emmener le spectateur plus loin que le langage, tenter de toucher l'insaisissable, entre le subjectif et l'objectif, le conscient et l'inconscient, le cauchemar et la réalité, la métaphysique antique (le mythe du Minotaure) ou amérindienne et l'absurde contemporain (associé essentiellement à la télévision, qui apparaît fortement critiquée notamment dans les scènes coupées de la version longue américaine). La rationalité est ainsi fortement mise à mal dans Shining, jusqu'à voir le personnage de Jack Torrance, pourtant maître des mots en tant qu'écrivain, réduit à s'exprimer à la fin de manière inarticulée, baragouinant comme une épave trop imbibée d'alcool.