"´know me, I'm alone"
Avant de vous ouvrir son coeur et sa fleur, "Showgirls" a deux secrets a vous révéler à propos de son personnage principal. Le premier est un subtil jeu de mots. "Nomi Malone" est une danseuse...
le 26 nov. 2016
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Il existe au moins quatre versions cinématographiques (celle de George Cukor étant la plus célèbre) d’Une étoile est née, fiction-incarnation du rêve américain, qui voit une inconnue atteindre le firmament du show-business à force de travail, d’efforts et de sacrifices. Showgirls décline à sa manière cette success story par excellence, et l’on n’a pas pardonné à Paul Verhoeven, immigré européen, d’en démolir le mythe avec la férocité carnassière qui le caractérise, d’en exposer sans filtre le règne de l’arrivisme, de l’exploitation et de la luxure, d’en retenir avant toute autre l’idée, inacceptable dans un pays puritain, que le sexe reste le moyen d’ascension sociale le plus sûr. Le rejet public et critique subi par le film s’apparente à une réaction prophylactique pour se débarrasser des saletés et impuretés qu’il s’ingénie à déverser sur des spectateurs innocents, ulcérés par tant de mauvais goût. Indéniablement le cinéaste touchait un nerf, une zone sensible ou une limite. Il substituait à l’euphorie consensuelle de la réussite individuelle la jouissance assumée de l’aliénation ordinaire. Si la jeune Nomi Malone finit acclamée au terme d’un parcours qui, de stripteaseuse au Club Cheetah, l’a promue meneuse de revue triomphante, déesse volcanique de la nuit, ce n’est pas dans une logique d’ascension classique mais dans l’exhibition d’une icône retournée sur elle-même à la place d’une autre plus périmée, conformément à l’opération de recyclage des clichés dont l’Amérique a besoin pour assurer la pérennité de ses représentations. Elle ne passe pas de rien à tout (chez le néerlandais, les lignes de basculement et de partage n’existent pas ou si peu) mais permute deux états, la réplique et l’original, sans modifier l’image fabriquée dans laquelle elle avait déjà pris place au début en tant que spectatrice. Nul arc tendu, nulle courbe évolutive dans le trajet de cette bimbo au corps de tigresse, juste le rabattement programmé de deux surfaces identiques l’une (le haut de l’affiche) sur l’autre (le bas).
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Contre l’écran de Verhoeven, les distributions usuelles s’échouent telles des baleines sur le sable : homme/machine (Robocop), rêve/réalité (Total Recall), innocent/coupable (Basic Instinct), simulation/réel (Starship Troopers), visible/invisible (Hollow Man), sincérité/manipulation (Benedetta). Mais elles ne sont pas vraiment échangées contre des nuances plus intérieures, des distinctions plus subtiles. La constante serait plutôt de poser d’abord l’existence de deux niveaux séparés s’éclairant mutuellement, puis de couper net cette respiration. Scénarios d’annulation dialectique ou de faillite métaphorique. Avant que Starship Troopers ne montre comment les propagandes d’endoctrinement, la publicité, le cinéma hollywoodien, l’art totalitaire du XXème siècle ont façonné un modèle humain désincarné, quasi cybernétique, Showgirls raconte la manière dont l’industrie du spectacle exige de ses participantes qu’elles s’adaptent à un archétype en leur retirant toute épaisseur. Là où le casino cultive l’extase de la dépossession (seule la dette compte), l’univers du show s’appuie sur une économie symétrique de l’abus par la force, le chantage ou la tricherie. Tout ici est simulacre sans contour, néant des néons et des chimères sur papier glacé, scène survoltée où défilent dans un barouf absurde de boîtes à rythme frénétiques des corps bondissants et pailletés. Nomi a beau résister avec fougue, elle ne parvient pas à échapper à son destin d’effigie à consommer sur place, auquel elle a pourtant à cœur de ne jamais céder. Et c’est la force de Verhoeven que de filmer littéralement cette puissance d’assimilation automatique, en se dispensant de la fameuse distance critique, auxiliaire trop convenu de la dénonciation. Il lui suffit de prendre l’image pour ce qu’elle est, un réservoir de formes sans fond, vulgaires et jetables, et de l’activer frontalement, loin de tout discours surplombant. La précision de son écriture (une idée par plan, une lisibilité parfaite des rapports de force en jeu) lui assure une rigueur analytique que ne menacent jamais la profusion, la démesure et l’extravagance flamboyante du style.
À peine est-elle arrivée à Las Vegas que Nomi est soumise à l’emprise du factice, sous le signe de la perte et du vol (les machines à sous, sa valise). La séquence où elle accompagne son amie Molly dans les coulisses du Stardust, pour profiter du show géant entièrement conçu en l’honneur de la vedette Cristal Connors, est significative. Assistant aux chorégraphies dans une position logique d’observatrice, elle n’est pas pour autant dans un rapport de contemplation admirative. Plutôt dans une réaction spéculaire à une place qu’elle désire farouchement et qui déterminera la nature de sa confrontation avec sa rivale. Elle est déjà dans l’action, déjà sur scène, en mimant de manière synchrone les gestes des danseurs. Le contrechamp est trompeur, comme affranchi de l’habituelle limite qui sépare l’objet du sujet regardant. Voir procure des sensations analogues à celles des mouvements du corps, allant parfois jusqu’à le supplanter dans l’exposition de sa crudité. Regarder, baiser, danser sont dans Showgirls des actions équivalentes, presque interchangeables. C’est précisément cet abandon des hiérarchies, au péril de l’intégrité physique et morale, qui détermine la suprématie de l’image en tant qu’elle se dérobe à toute dialectique pour se constituer en immanence totale et proliférante dont on ne peut venir à bout. Même un moment de répit solitaire supposé suspendre provisoirement la subordination au contrôle du visible n’échappe pas au faisceau aveuglant du cliché. Lorsque Nomi attend Molly sur un banc, la caméra la cadre sur fond de reproduction du Sphinx et d’une pyramide d’Égypte assortie d’un ciel bleu de carte postale. Pensive, immobile, elle n’en est pas moins figurine sur un présentoir géant. Plus tard, elle mangera son hamburger assise sur le capot de sa voiture, loin du bruit et des turpitudes, sans pour autant se tenir à l’abri des immenses panneaux clignotants qui font d’elle une silhouette rougeoyante, enseigne humaine parmi les tubes de lumières écœurantes.
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Dans ce règne de la confusion, côté cour et côté jardin communiquent sous couvert de règlements de comptes, s’unissent pour ne former qu’un seul espace trivial et puant (la merde de chimpanzé signalée sur scène quelques minutes avant le coup d’envoi). La rampe n’est plus ce qui sépare et protège deux espaces et deux groupes (public et danseurs) mais ce qui expose à la chute. Loin d’être un modeste accessoire de décor, l’escalier propulsant les danseuses sur l’estrade figure à la même vitesse l’excitation de la montée (vers la gloire) et la fatalité de la descente (vers la sortie). Les personnages n’ont pas le choix, ils doivent l’emprunter tête baissée, avec la même inconscience. Verhoeven y condense l’énergie qui préside à la reconversion ininterrompue des étoiles mortes. Le territoire des performeuses ne se circonscrit pas à la scène comme espace localisé vers quoi diriger ses efforts mais s’élargit à tout ce qu’il y a autour en permanence, derrière comme devant : backstage où le client peut s’offrir un lap dance haut de gamme, loges où se déclarent les hostilités avant de culminer en plein show, audition privée chez Smith, piscine entourée de palmiers phosphorescents… La clé de l’image ne se situe pas dans ce qu’on finit par obtenir d’elle de façon mirifique mais dans la découverte terrible de ce qui gronde derrière sa surface. L’expression la plus effrayante de cette révélation est ce qui arrive à Molly lorsqu’elle rencontre son idole, le chanteur Andrew Carver. Celui-ci n’était pour elle qu’un fantasme sexuel, un poster dans son mobile home. En s’animant, le lisse et séduisant idéal se transforme en monstre. Cette violence n’est que le tour paroxystique pris par le verrouillage de l’endroit et de l’envers à l’origine de toute mise en spectacle. L’illusion ne cristallise pas ce que l’on croit naïvement : c’est un trait spécifique du conditionnement de l’expérience programmée pour faire couler les dollars. Aussi Verhoeven creuse-t-il dans la chair de sa fiction un sillon politique très fort, déconstruisant avec une vigueur iconoclaste le réseau complexe d’apparences et de reflets qui articule la pyramide sociale.
Si le film reprend sur un mode queer et outrancier le schéma du Ève de Mankiewicz (celui de l’ambitieuse doublure complotant pour prendre la place de la star), il lui applique cependant une inflexion cruciale qui l’affecte en profondeur. Soumise aux assauts répétés des flux les plus corrupteurs, immergée dans une véritable fosse à fumier, un enfer de vice, de souillure et de débauche, Nomi n’accepte jamais de se compromettre, de trahir ses valeurs et ses amis. Certes elle franchit une fois la ligne rouge (lorsqu’elle pousse Cristal dans l’escalier), mais ce geste macule sa conscience comme une faute qu’elle aura à cœur de conjurer. Son baiser avec la concurrente éliminée, dans la chambre d’hôpital, puis son départ après l’ultime coup bas de Zach, disent à quel point sa probité est inébranlable. Voilà où réside la beauté de cette œuvre incroyablement retorse : dans le refus d’avilissement d’une jeune femme qui cherche à s’accomplir à la force du poignet, dans la fureur affirmative d’une quête de soi qui est aussi une fuite en avant. Sœur des héroïnes de La Chair et le Sang, de Black Book ou d’Elle, Nomi est une guerrière luttant pour s’émanciper la tête haute d’une société brutalement patriarcale, et dont l’instinct de survie est aussi une morale. Sa trajectoire émeut d’autant plus qu’elle se conclut sur la répétition d’une boucle dont elle apparaît, sans que la piste ne s’en trouve surchargée, comme la prisonnière. À la fin, elle se réjouit d’avoir gagné rien moins qu’elle-même (le "me" qu’elle lance à Jeff est débarrassé du "no" de son prénom). Cette satisfaction est toutefois démentie par l’affiche érigée au bord de la route, qui voit son visage proclamer la négation et la vacuité de l’expérience personnelle sur le versant de sa reproductibilité mercantile. Avec son ironie ravageuse et son matérialisme sadien, l’auteur rappelle comme il faut batailler dur pour ne pas succomber à l’indifférenciation, à la dévoration de l’être par le paraître, à la somme des puissances du faux qui s’emparent de tout. Showgirls offre un antidote radical contre le lénifiant simplisme manichéen à l’œuvre dans tant de films dits "de bonne conscience". La sagesse y est inscrite sur les T-shirts : c’est dire si elle compte dans l’esprit de Verhoeven, cinéaste sauvage entre tous.
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NB : Amusant de constater que les deux plus grands films consacrés à Las Vegas sont sortis quasi simultanément - l'autre étant bien entendu l'inégalable Casino de Martin Scorsese.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Paul Verhoeven - Commentaires et Les 100 meilleurs films américains selon les Inrockuptibles
Créée
le 19 mars 2023
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