Apocalypse Ñow
Ce qui fait de Denis Villeneuve, depuis maintenant quelques années, une véritable valeur sure du cinéma nord-américain, c’est qu’il est tout sauf un pur produit hollywoodien. Prisoners n’était pas...
Par
le 10 oct. 2015
151 j'aime
5
Depuis 2011 et Incendies, Denis Villeneuve s’impose comme l’un des meilleurs réalisateurs de sa génération. A mi-chemin entre David Fincher et Christopher Nolan, le réalisateur canadien n’a de cesse de nous éblouir de par son talent, que ce soit avec Prisoners ou Enemy, à travers lesquels il a su mettre en exergue non seulement son perfectionnisme vis-à-vis de la photographie, mais aussi son talent scénaristique hors du commun. Difficile dès lors de passer à côté de Sicario, quatrième long-métrage de cette nouvelle « ère Villeneuve ». Si l’on avait pris l’habitude de retrouver Jake Gyllenhaal devant la caméra, c’est ici au tour de Benicio Del Toro et d’Emily Blunt, piégés dans une traque sans merci au cœur de la frontière mexicaine, d’être sublimés par le Canadien.
« Welcome to Juárez. »
Denis Villeneuve est habitué à ne pas laisser souffler son spectateur et, encore une fois, il ne fait pas exception. Les premières minutes de Sicario font état d’une confrontation armée dont l’issue, déjà, est insoutenable. A l’issue de cette première montée d’adrénaline émerge l’agent Kate Macer, incarnée par une excellente Emily Blunt, qui semble s’imposer comme la figure principale de cette sombre histoire. Son visage angélique et son innocence apparente placent le spectateur dans une situation de compassion vis-à-vis d’elle, ce dernier se perdant en la suivant dans un tunnel de violence primaire.
Mais c’est en traversant la frontière que le spectateur se retrouve, à l’image de Kate Macer, submergé par une tension incroyable, dont Denis Villeneuve sait se servir pour donner à son film une nervosité encore jamais vue devant sa caméra. Si Prisoners faisait certes état d’une tension palpable, Sicario franchit quant à lui un nouveau palier et nous invite à une montée en pression orchestrée par une bande-son étouffante. Cette même montée en pression est également servie à la merveille par la caméra du Canadien, sans doute l’une des plus abouties de ces dernières années, qui alterne entre plans somptueux et exigeants et plans d’une nervosité fulgurante. De ce fait, Sicario s’impose comme le long-métrage le plus nerveux du réalisateur, à défaut d’être le plus subtile.
« You are not a wolf, and this is a land of wolves now. »
Sans aucun doute, la violence omniprésente dont fait état Sicario place ce dernier sur un degré de maturité encore jamais atteint par Denis Villeneuve. Mais c’est davantage le contraste entre cette même violence et l’innocence de l’agent Macer qui frappe le spectateur. Contrastée elle-même par Alejandro, incarné par un Benicio Del Toro transcendé par son rôle, elle semble réellement perdue, alors que son idéalisme la délaisse peu à peu. Bien qu’elle essaie tant bien que mal de surpasser le climat qui l’entoure, elle ne parvient qu’à se perdre encore un peu plus dans les rues de Juárez. Alejandro, quant à lui, fait état d’une bestialité primaire, forgée par son expérience de cette ville rongée par les cartels, dont l’innocence s’est évanouie dans les feux d’artifice nocturnes.
Il n’est pas ici question de savoir si Macer a réellement sa place au sein de cette mission, mais plutôt de connaître l’intérêt de cette dernière. En effet, la surenchère dans la violence aboutit à de nombreuses questions quant à la légitimité des forces déployées, mais aussi quant à l’utilité d’une telle action. Thème récurrent dans le cinéma de Villeneuve, l’incompréhension a, encore une fois, toute sa place au fil de l’intrigue.
« Nothing will make sense to your American ears, and you will doubt everything that we do, but in the end you will understand. »
L’incompréhension se traduit ainsi à plusieurs échelles. Le premier niveau d’incompréhension réside dans la vanité de la mission à laquelle prend part Macer : elle se présente elle-même comme utilisée par Matt Graver, incarné par Josh Brolin, qui étale ici sa capacité à se mettre à l’aise dans n’importe quelle situation. Il est donc légitime pour le spectateur de se demander si lui même ne se retrouve pas au cœur de cette intrigue malgré lui, s’imaginant simplement traquer un chef de cartel, alors qu’en réalité l’œuvre le conduit à travers une intrigue plus sombre encore, ayant annihilé toute forme de morale.
Le second niveau d’incompréhension concerne le suivi de l’agent Macer en tant que personnage principal. En effet, comme si Denis Villeneuve lui-même voudrait nous faire croire à son égarement dans l’intrigue qu’il déploie, Sicario subit un renversement dans sa hiérarchie des rôles. Alejandro, dans les ultimes minutes du long-métrage, prend la place de Macer et se pose en personnage principal. Il opère lui-même ce renversement, qu’il concrétise en tirant sur sa prétendue coéquipière. L’innocence laisse alors place à la bestialité du Mexicain, lui-même produit de la ciudad. Ce renversement, une évidence marquée par le titre et la préface textuelle, frappe pourtant le spectateur, encore hagard de la montée de tension qu’il a subit au préalable. Ce que met à mal Alejandro, c’est avant tout une vision occidentale biaisée : y a-t’il seulement quelque chose à comprendre dans cette violence hyperbolique ? Encore une fois, Denis Villeneuve impressionne de par sa capacité à torturer l’esprit de son spectateur, alors même que Sicario semblait marquer l’absence de tout schéma labyrinthique. Finalement, c’est dans un dédale que se concrétise l’action, ce même dédale où Macer et le spectateur se perdent, pour en sortir sous l’impact des balles, leur arrachant définitivement tout sentiment d’innocence. Sicario se présente alors comme un long-métrage abouti et maîtrisé, qu’il s’agisse de son fond ou de sa forme.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2015
Créée
le 20 oct. 2015
Critique lue 263 fois
1 j'aime
D'autres avis sur Sicario
Ce qui fait de Denis Villeneuve, depuis maintenant quelques années, une véritable valeur sure du cinéma nord-américain, c’est qu’il est tout sauf un pur produit hollywoodien. Prisoners n’était pas...
Par
le 10 oct. 2015
151 j'aime
5
Sicario c'est surement l'histoire d'une grosse attente et aussi d'un sentiment partagé lorsque l'écran s'est éteint. Partagé, très partagé même sur le coup. Sicario était plein de promesses, doté...
Par
le 26 oct. 2015
68 j'aime
7
Theloma l'a parfaitement résumé: les entorses à la crédibilité de Sicario sont nombreuses. Mais cela n'a pas énormément d'importance, dans la mesure où la dernière livraison de Denis Villeneuve...
Par
le 15 mars 2016
60 j'aime
11
Du même critique
Adaptation de l’un des plus grands romans de la littérature française de la seconde moitié du siècle dernier, La promesse de l’aube d’Eric Barbier est un beau défi pour ce qui est de rendre hommage à...
le 20 déc. 2017
27 j'aime
Alors que les deux derniers longs-métrages de Kathryn Bigelow interrogeaient l’interventionnisme étasunien au Moyen-Orient, la réalisatrice choisit, avec Detroit, de recentrer sa caméra sur le sol...
le 8 oct. 2017
15 j'aime
3
Alors que l’on voit, depuis quelques années déjà, fleurir les portraits de grands représentants de la culture européenne (de Cézanne à Rodin, de Turner à Karl Marx), Edouard Deluc se plie, lui aussi,...
le 21 sept. 2017
11 j'aime