Critique originellement publiée le 21/05/2015 sur Filmosphere.


Pleins feux sur Denis Villeneuve, qui après le très remarqué Incendies, l’imposant Prisoners et le vertigineux Enemy, parvient avec Sicario à imposer au Festival de Cannes un thriller d’action étouffant et jusqu’au-boutiste. Ici quelque part entre Cartel de Ridley Scott et Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, Villeneuve se confirme une fois de plus et établit brillamment sa position fraîche mais désormais d’envergure au sein du cinéma américain contemporain. Une inquiétante mais saisissante essence de rage cinématographique, que demander de mieux au milieu de la pas forcément probante sélection 2015 de Thierry Frémaux ?


D’un plan, Villeneuve renoue immédiatement avec le cinéma atmosphérique qui a fait la force de ses deux précédents métrages. Avec la sécheresse intense captée par les images épurées de la caméra de Roger Deakins (renouvelant donc sa collaboration avec le metteur en scène après Prisoners), qui ne sont pas sans rappeler l’aridité typique des images de Soderbergh, Villeneuve saisit immédiatement à la gorge son spectateur pour lui imposer son propre sens du rythme et de l’ambiance. La première séquence dévoile l’incroyable assaut d’une cache du cartel et permet au réalisateur canadien non seulement de se propulser dans le cinéma d’action, mais surtout de se hisser immédiatement dans le haut du panier. Avec un œil d’esthète pourtant jamais surfait, Villeneuve épouse avec un esprit réaliste la violence de sa fusillade. Avec ce millimétrage du cadre et du montage, on repense à la fusillade du parc à caravanes de Miami Vice, c’est donc dire où se situe d’emblée le niveau du réalisateur en question.


En osant confronter le spectateur à un style finalement très percutant, voire agressif, dès l’introduction, bombardée par les impulsions sonores de la musique signée Jóhann Jóhannsson (héritant en droite lignée des très stressantes percussions de John Williams sur Munich) et par certains assauts photographiques de Deakins (dont un plan totalement incroyable dans le camion du SWAT), Villeneuve parvient à maîtriser les ficelles de ce rentre-dedans avec une maestria rare. On ressort sonné de certaines séquences, soumis à une pression continue savamment dosée par le réalisateur. Quelque part, dans ces trois grandes séquences d’action, Sicario devient un film ressenti en apnée avec ses personnages.


Cela dit il ne faudrait pas croire que Sicario demeure pour autant un simple film d’action remarquablement bien tourné. A la manière de Prisoners, Villeneuve poursuit son étude de la société contemporaine américaine en disséquant ici ses institutions judiciaires « d’élite », confrontées à leur némésis que forment les cartels mexicains. L’écriture du film est d’ailleurs assez intelligente pour ne jamais manquer de recontextualiser la complexité de la situation, façonnée ici à la fois par les agissements des personnages, leurs enjeux ou paradoxes, et surtout les fins obtenues. On notera, pour l’exploit, qu’il ne s’agit ni plus ni moins que du premier scénario de Taylor Sheridan. Une entrée en matière dévoilant un scénariste précieux quand on voit comment certaines thématiques similaires peuvent être maltraitées par les mauvais auteurs lambda d’Hollywood, façon Skip Wood et son invraisemblable autant que crétin scénario de Sabotage.


Sicario, à la manière de Zero Dark Thirty, s’aborde très intelligemment depuis la perspective d’un point de vue féminin fort qui évidemment voit sa sensibilité heurtée face un univers impitoyable au choix des méthodes inéluctable. Ceci dit à contrario du film de Bigelow, on pourra néanmoins regretter un élan d’humanisation du personnage campé par Emily Blunt (d’ailleurs très convaincante, après son autre très beau rôle féminin dans Edge of Tomorrow) qui finalement trahit légèrement sa sobriété, ou tout du moins n’est pas aussi subtil que le reste, que les personnages royalement interprétés par Josh Brolin et Benicio Del Toro, aux enjeux fascinants. Au-delà de l’unilatéralité apparente des personnages se taille un rapport complexe entre responsabilité et devoir, où Villeneuve a l’intelligence de ne jamais sombrer dans la bête condamnation d’agissements. Il y a somme toute une réelle ambiguïté dans Sicario, à l’image de ses personnages, à l’image de son contexte, à l’image de la réalité.


Et justement, à la manière de Cartel, qui lui aussi jouissait d’un somptueux casting, comment ne pas, dans de telles conditions, s’abandonner à cette impitoyable descente aux Enfers, se payant d’ailleurs un incroyable détour à Juarez lors d’une scène de tension mémorable. Atmosphère glauque et sans issue liant d’autant plus le film de Villeneuve à celui de Ridley Scott. N’est-ce pas une parenté toute trouvée pour le réalisateur de la suite Blade Runner (pour laquelle la présence de Roger Deakins à la photographie a été confirmée, d’ailleurs) ? En tout cas, c’est assister à la montée en puissance de l’un des auteurs contemporains les plus à suivre sur la scène internationale, capable de puiser le meilleur du cinéma américain, trop souvent malmené par ses propres citoyens. Sans doute, un des films majeurs de l’année, bien qu’il faille imaginer le voir repartir bredouille de Cannes.

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le 25 mai 2016

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Lt Schaffer

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