Sleep est le premier long métrage de Jason Yu, qui a précédemment travaillé en tant qu'assistant auprès de Bong Joon-ho sur Okja (2017) - une influence qui transparaît clairement. Le film réussit à jouer avec des éléments narratifs que l'on pourrait considérer comme familiers pour ensuite nous entraîner dans un tourbillon d'émotions, oscillant entre rires et frissons, confort et malaise, avant de nous plonger dans une troisième partie totalement déroutante. Cette dernière est cependant un hommage remarquable au cinéma coréen, réalisé avec passion par un vrai cinéphile.
VIVE LE SERVICE MILITAIRE !
Le service militaire est obligatoire pour tout homme coréen âgé de 18 à 28 ans pour servir dans l'armée pendant une période de 18 à 21 mois, en fonction du secteur d'affectation choisi. Cette période d'engagement vise à enseigner aux Sud-Coréens des compétences militaires telles que le maniement des armes à feu, le lancer de grenades, et les techniques de combat, en vue de défendre leur territoire contre toute éventuelle invasion nord-coréenne. Cette obligation découle de la persistance de l'état de guerre depuis le début de la Guerre de Corée en 1950, laquelle n'a jamais été formellement conclue malgré l'armistice signé le 27 juillet 1953. Ainsi, la péninsule coréenne reste une zone de tension constante, avec plus de 700 000 soldats sud-coréens et 36 000 soldats américains stationnés au Sud, et plus d'un million de soldats du côté nord-coréen. Il est également important de souligner que, en cas de reprise des hostilités, les États-Unis auraient un contrôle significatif sur la gestion du conflit, conformément à un accord historique conclu entre la Corée du Sud et la première puissance mondiale.
Selon de nombreux témoignages d'amis coréens, le service militaire obligatoire est loin d'être une expérience agréable. Les brimades et le harcèlement, tant de la part des supérieurs que des camarades, sont monnaie courante. Jason Yu fait partie de ces jeunes hommes qui ont vécu cette période comme une véritable épreuve. Pour lui, le cinéma représente alors une échappatoire essentielle. Il se plonge dans un nombre astronomique de films dès qu'il en a l'occasion, que ce soit sur petit ou grand écran. C'est cette passion qui l'inspire à devenir cinéaste – ou comment toujours voir le bon côté des choses, même dans le pire des cas …
Dès la fin de son service militaire, Jason Yu entreprend des études en cinéma, puis se lance à la recherche d'un stage. Il répond à une annonce de Bong Joon-ho, qui souhaite s'entourer de jeunes talents pour son projet « Okja ». C'est ainsi que Jason Yu participe à toutes les phases de cette production Netflix, depuis la préproduction jusqu'au tournage, et même en tant que traducteur officiel vers l'anglais pour Bong Joon-ho, notamment lors de la projection emblématique et controversée au Festival de Cannes.
Après cette expérience enrichissante, Jason Yu se sent inspiré pour se lancer dans la réalisation. Il confie nourrir une passion particulière pour la comédie romantique, citant des films tels que Coup de foudre à Notting Hill (Roger Michell, 1999), Love Actually (Richard Curtis, 2003) et Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004) parmi ses favoris. Décidant de puiser dans sa propre vie pour son inspiration, il entreprend d'écrire une comédie romantique basée sur ses propres expériences en tant que futur marié à l'époque. Heureusement pour les spectateurs, Jason Yu ressentait une certaine appréhension à l'idée de s'engager « jusqu'à ce que la mort les sépare » avec sa fiancée à l'époque ; sans cela, Sleep aurait sans doute été un tout autre film.
Porté par sa passion, Jason Yu réalise que la comédie romantique s'appuie souvent sur des schémas narratifs récurrents : la séparation des amoureux pour mieux les réunir, que ce soit à cause d'un malentendu initial, d'une dispute, ou simplement parce que l'un des partenaires perd ses sentiments pour l'autre. Profondément épris de sa future moitié à l'époque, Jason Yu cherche plutôt à explorer une histoire où un couple heureux est confronté à une pression extérieure intense, cherchant à les séparer à tout prix. Dans cette démarche, il suit finalement les traces de son mentor Bong Joon-ho, dont l'une des thématiques récurrentes est l'éclatement de la cellule familiale sous l'influence de pressions extérieures, que ce soit à travers la créature dans The Host ou la division des classes sociales dans Parasite.
Jason Yu entreprend une exploration introspective pour identifier ce qui pourrait éventuellement nuire à son couple, et découvre rapidement une piste : ses troubles du sommeil. Il souffre d'apnée du sommeil, une condition où il cesse parfois de respirer, au point de s'étouffer dans son sommeil. Bien que lui n’en soit pas du tout conscient, son épouse, elle, est constamment perturbée par cette situation, incapable de passer des nuits paisibles à veiller sur l'homme qu'elle aime le plus au monde, redoutant qu'il ne subisse un incident fatal. Sachant que l'apnée n'est pas un sujet très attrayant pour un film, et qu'un titre tel que Apnea risque de ne pas attirer les foules, Jason Yu poursuit ses réflexions et se tourne finalement vers le « somnambulisme ».
Après ses recherches pour l'écriture de son scénario, Jason Yu en ressort profondément perturbé, confronté à des faits divers aussi troublants que des cas d'homicides perpétrés par des personnes souffrant de somnambulisme, une réalité d'ailleurs illustrée dans l'une des séquences de son film. Cependant, ces découvertes lui fournissent tous les éléments nécessaires pour affiner son scénario à venir : le somnambulisme, le risque de perturbation de la vie d'un couple heureux, auxquels il ajoute une touche d'histoires biographiques impliquant de jeunes amis devenant heureux parents d'un nouveau-né, mais confrontés aux épreuves inhérentes à la vie de couple.
SPOILER ALERT – ne continuez pas à lire si vous n’avez pas vu le film !!!
Sleep commence sur la trame familière d'un film de fantômes ou de possession, mais Jason Yu nous entraîne dès les premières minutes sur une fausse piste, suggérant un film aussi banal que bon nombre de productions américaines ou mondiales, avec un enchaînement de « jump scares » : vous savez, ces moments où les cinéastes misent sur des sons stridents pour provoquer chez le spectateur un sursaut plus lié à la surprise qu'à une réelle peur de la situation. C'est un artifice que certains utilisent de manière excessive, et qui peut davantage agresser les tympans du spectateur que véritablement le plonger dans l'horreur.
C’est sale. On pourrait presque être blasé ; mais c'est justement pour mieux surprendre le public, le préparant à être traumatisé par une série de retournements qui ne se contentent plus du simple effet de surprise. Au contraire, ils parviennent à instaurer un sentiment de peur et de malaise grâce à la mise en scène efficace, à la lenteur délibérée et à des scènes véritablement choquantes.
On peut se sentir en phase avec ce film ou pas, selon nos sensibilités. Cependant, là où il atteint sa première « limite », c'est dans son interprétation fondamentalement occidentale de la parentalité, à commencer par moi-même : aucun parent occidental ne pourrait tolérer de telles négligences, exposant leur bébé à des situations aussi monstrueuses que celles décrites dans Sleep. C'est tout simplement impensable. Je peux en témoigner personnellement : une fois devenu parent, que ce soit en tant que père ou mère, il est impossible de laisser quiconque menacer la sécurité de son enfant. C'est un instinct viscéral, inné et immuable. D'ailleurs, la moindre scène de maltraitance envers un enfant, même fictive, provoque un malaise bien plus profond après avoir franchi le seuil de la parentalité, peu importe notre amour pour le cinéma d'horreur.
Ainsi, une grande partie du public occidental trouve que la seconde moitié de Sleep ne fonctionne plus du tout, en raison de l'entêtement de la mère à continuer de cohabiter avec le « père monstrueux » (de nuit). Cependant, cette partie du film nécessite fondamentalement une compréhension du point de vue coréen pour être pleinement appréciée.
La société coréenne demeure largement patriarcale et imprégnée de valeurs confucianistes, où la femme est traditionnellement tenue de se soumettre pleinement à l'homme et de préserver l'unité familiale à tout prix. Plusieurs indices dans le film dépeignent la jeune mère comme étant plutôt traditionaliste, contrairement à sa propre mère, qui, bien que traditionnelle, a également connu une forme d'émancipation en décidant de se séparer de son mari. Cette décision a visiblement influencé la construction de sa fille. La jeune maman souligne notamment qu'elle ne divorcera jamais de son époux, ce qui peut être interprété comme une allusion métaphorique à la condition de la femme dans la société coréenne, où il est souvent attendu d'elle qu'elle endure les difficultés conjugales pour maintenir l'harmonie familiale.
Une autre préoccupation psychologique émerge chez les jeunes couples coréens, plus récemment : celle de la séparation. Jamais les taux de séparation et de divorce n'ont été aussi élevés que ces dernières années, à l'apogée de l'ultracapitalisme. La plupart des ruptures sont motivées par des pressions sociales et professionnelles excessives, tant pour les hommes que pour les femmes. Jamais le célibat n'a atteint de tels niveaux, et jamais la natalité n'a été aussi basse, avec des prévisions indiquant une diminution de la population de plus de 3 millions de personnes dans les années à venir et un vieillissement de la population dépassant les 33 %. Dans mon propre cercle d'amis coréens, beaucoup de jeunes femmes font tout leur possible pour préserver leur couple, non seulement en raison de leur « statut traditionnel » de femme, mais aussi par une crainte profonde de se retrouver jeunes et célibataires, notamment en tant que mère célibataire.
Le choix obstiné de la jeune femme de rester auprès de son mari, peu compréhensible dans notre perspective occidentale, peut en réalité trouver une justification dans la représentation métaphorique et fictionnelle d'une réalité sociale coréenne contemporaine. Cela permet également de regarder Sleep sous un nouvel angle, à la lumière de cette compréhension.
Une preuve en est cette « étrange troisième partie » qui, semble-t-il, a déconcerté la plupart des spectateurs occidentaux et même provoqué un rejet final pour ceux qui avaient déjà du mal avec le dénouement de la seconde partie. Nous assistons à une immersion totale dans la folie du personnage principal. En tenant compte des deux conditions de la femme précédemment expliquées, cela pourrait déjà prendre plus de sens, mais un autre aspect majeur doit être pris en considération : le changement radical de point de vue.
Alors que les deux premières parties du film sont essentiellement racontées du point de vue de la jeune épouse, la troisième partie bascule vers celui de son mari. Ce changement de perspective entraîne une différence significative dans la narration et la perception de l'histoire. Les deux premières parties mettent en lumière les divers moyens utilisés pour tenter de guérir l'homme. Cependant, rien ne semble fonctionner : ni la médecine traditionnelle, qui insiste sur l'efficacité des médicaments, ni les méthodes plus folkloriques, comme le recours à une chamane qui s'avère être une impasse. Finalement, la responsabilité semble retomber sur la femme. Elle devient finalement la véritable coupable à la fin du film, une figure sacrificielle familière dans l'histoire du cinéma coréen, depuis les tragiques gisaeng des années 1920/30, jusqu'aux veuves de guerre déchirées des années 1950/60, et aux hôtesses de bar des années 1970, entre autres. La jeune épouse, qui a tout tenté et a maintenu sa croyance jusqu'au bout, se retrouve finalement présentée comme la principale antagoniste, alors qu'elle cherche désespérément une solution en laquelle elle croit. La question demeure : le mari ne joue-t-il qu'un rôle ou a-t-il réellement été possédé ? C'est à vous de juger, car Jason Yu n'est pas enclin à fournir sa propre interprétation des événements (suivant les conseils de Bong Joon-ho, qui estime qu'une part du succès d'un film réside dans le mystère qui l'entoure : une fois que tous les éléments sont connus, le film perd de son pouvoir de fascination...).
Il n'est certainement pas anodin que l'épouse du réalisateur lui ait fait remarquer, après avoir vu le film, que cette histoire révélait beaucoup de choses sur leur propre couple et leur vie. Il est également remarquable que la majorité des plus de 2,5 millions de spectateurs (un succès considérable pour un film de cette envergure) étaient des jeunes couples âgés de 20 à 40 ans lors de sa sortie en Corée.
Voilà seulement quelques clés pour le fond du film. On pourrait notamment se demander pourquoi le mystérieux grand-père autoritaire (à l’origine de tous les maux ?) s’appelle « M. Park » (et non pas M. Kim ou M. Lee), renvoyant une nouvelle fois à LA figure de l’autorité abusive et beaucoup de malheurs de générations de Coréens : le dictateur Park Chung-hee…Mais c’est peut-être surinterpréter…
En ce qui concerne la forme, en plus de l'accomplissement remarquable de la mise en scène en huis-clos dans les deux premières parties, j'ai été complètement ébahi par la troisième partie étrange. Les critiques occidentaux ont souvent établi un parallèle avec « le cinéma de Dario Argento » en ce qui concerne les couleurs et l'éclairage singuliers du film. Certes, il y a des similitudes, mais je trouve qu'il est bien plus proche du cinéma de Park Yun-gyo, surnommé « le maître de l'horreur coréen », spécialisé dans le sous-genre Cheonyeo Gwisin (films de femmes-fantômes). Sa série de films, comprenant notamment Ok-nyeo's Resentment (1972), Resentment of Daughter-in-law (1972), Resented Spirit of Baby Bride Groom (1973) et A Young Lady's Resentment (1974), précède de quelques mois ou années le cinéma de Dario Argento, partageant une réflexion similaire sur l'éclairage tricolore distinctif. Il est intéressant de faire ce parallèle, surtout en ce qui concerne « l'esprit d'une femme possédée » ou le « fantôme revanchard » par rapport à Sleep.
L'influence la plus évidente se trouve dans le travail de Kim Ki-young. Cette troisième partie inattendue et sa mise en scène singulière évoquent directement les meilleurs chefs-d'œuvre de l'un des réalisateurs coréens les plus renommés de tous les temps, notamment à l'origine de La Femme de feu (1971), La Femme-insecte (1972), L'île d'Io (1977) et Carnivore (1984). Son film La Servante (1960) a également clairement influencé Parasite de Bong Jong-ho en 2019.
Cette connexion illustre une autre belle relation avec le mentor de Jason Yu, et conclut ce rapide survol de Sleep, un film fantastico-horrifique en apparence mais riche en références, dont il y aurait encore énormément de choses à dire – mais il faut profiter de mes accompagnements en salles pour en apprendre davantage :P
C'est un premier film peut-être bancal et pas encore très explicite dans son propos, mais il laisse entrevoir une belle carrière à venir. En attendant, le cinéaste a exprimé son désir de réaliser une comédie romantique plus traditionnelle. Espérons qu'il continue sur sa lancée en puisant dans l'analyse tout en s'inspirant et en se distinguant de ses illustres prédécesseurs.