Petite perle clair-obscure du cœur de l’Estonie, Smoke sauna sisterhood se profile vite comme un film hypnotisant. Premier long métrage de la réalisatrice Anna Hints, un groupe de femmes raconte au milieu des vapeurs du sauna sacré sud-estonien ce qu’elles taisent partout ailleurs. Les souvenirs, les rires, les regrets, les traditions, les traumatismes, les femmes, les hommes.
Loin de l’espace détente commercialisé qu’il a pu devenir, le sauna du film est un lieu de cure spirituelle sacré. C’est un confessionnal, une anti-chambre de l’intime, un espace sûr, où l’on se recueille comme l’on s’expose. La pratique est ritualisée ; on assiste au lancement du Sauna et à la montée de la vapeur, à la creusée du trou dans la glace pour le bain froid, aux temps de prières chantées, aux nettoyages exfoliants des peaux fatiguées, aux relâchements et aux crispations des muscles. Puis, une fois le physique éprouvé, c’est le mental qui se libère.
Le film est une messe païenne, entretenue par un travail minutieux sur le montage et le mixage son. Si l’image est extrêmement picturale – on pense forcément au Caravage –, le son travaille, sur un plan différent, à l’envoûtement, à l’hypnotique, à l’exploration des différents états de conscience, sans aucune grandiloquence ou superficialité, toujours appliqué à dire la messe avec clarté. Le film s’ouvre sur une incantation sur le devenir puissant. Les femmes, rejetées par les codes de la société des hommes, s’isolent et se rassemblent, s’éprouvent et se renforcent. Cure thermale ou cercle magique pour sorcières des neiges… La dimension spirituelle du film est un mystère planant, absolument immanent des gestes et pratiques du Sauna traditionnel. Le terme de sororité – Sisterhood – du titre rejoint le lexique connu de l’éco-féminisme spirituel. En effet le « New Age néo-païen » n’est pas qu’un dandysme pour citadins agnostiques, il a également une branche sérieuse de pensée, elle est tenue par Starhawk dans le monde littéraire blanc occidental, par tous les peuples premiers – dits autochtones – du monde entier, et par Anna Hints et ses baigneuses-guérisseuses en Estonie. « Sororité » veut dire féminisme, chamanisme, paganisme, amitié, amour, chaleur, cercle protecteur et libérateur des paroles et des silences.
Le sauna fumant est la chambre noire où la lumière pénètre doucement. Le clair-obscur y fascine, dessinant les corps d’ombres et de lumières chaudes. Insert bouche, insert pied, insert main, insert gouttes, plongée, contre-plongée, la réalisatrice et son chef opérateur Ants Tammik misent sur des angles de vue en constant changement. Qu’elle soit portée ou fixe, la caméra suit simplement ce qui se déroule. Elle s’immisce en mouvement, et témoigne en tableau fixe. Certains visages parlent, certains écoutent, certains sont identifiables, d’autres anonymes. L’identité des protagonistes n’importe pas tant que de saisir la connexion des corps et des esprits avec leurs environnements. Vapeurs sur l’optique, textures d’eau, de bois, de peau, de neige, état premier du traitement de l’image, état rupestre de l’écriture d’une histoire. Le sauna est une grotte, sur laquelle s’inscrit la matière. Ces jeux sur l’image ne sont pas des effets de style ou des expérimentations artistiques, ils sont basés sur les contraintes géologiques du décor, et le processus même du sauna. Espace clos, une fenêtre, une source lumineuse, la vapeur assombrit le bois, puis chaleur sèche, rythme cardiaque accéléré, puis ralenti : le processus de ce qui se déroule hors de l’image façonne l’image et crée les conditions de ce que sera le film. Aller voir le film en salle de cinéma c’est ainsi se retrouver avec ces femmes, dans un espace sombre, une fenêtre lumineuse, des silences, des sons. On aurait envie de revoir le film en salle régulièrement, pour se laver soi-même, et retrouver l’espace serein qu’a réussi a créer la réalisatrice. Le sauna est une grotte, le sauna est un cinématographe.
La réussite de ce procédé tient à ce que Anna Hints ne cherche pas à appliquer sa vision artistique sur le réel. Elle se sert au contraire d’un espace où les voix et les silences ont le pouvoir, peuvent s’exprimer, sont autonomes de la mise en scène. Ces femmes peuvent être elles-mêmes, puisqu’elles ne sont pas dirigées par un regard extérieur ; au contraire, elles guident le regard extérieur. La réalisatrice évite ainsi l’écueil facile du metteur en scène qui cherche à séduire son sujet, à imposer son regard sur un corps, à modifier le réel pour qu’il fonctionne en terme de codes narratifs ou de logiques de mise en scène. L’une des obsessions de la plupart des mauvais metteurs en scènes est de créer de l’empathie pour leurs personnages, ce qui donne une empathie d’apparat. Ils veulent absolument que le public se sente mal quand les personnages se sentent mal, qu’il soit heureux quand ils sont heureux. Il faudrait pourtant rappeler que la base de l’empathie est d’écouter l’autre, sans se projeter, soi, sur l’autre. Anna Hints nous laisse le plaisir de rencontrer des non-acteurs, et l’erreur ultime serait d’en faire des personnages fictionnés par la mise en scène. Elle évite ainsi le travers/fléau de tant de mises en scène : l’abus de pouvoir de l’ego artistique. L’artiste n’a pas le pouvoir ; l’artiste donne le pouvoir aux personnages qu’il filme.
En adoptant un tel regard, elle permet à son film et à ses images d’éviter le voyeurisme, ou la sexualisation des corps, là où la grande majorité des corps sont nus. Smoke sauna sisterhood ne parle que de comment des corps s’exposent : au chaud, au froid, à la vue ; et comment ils se libèrent par la parole. Par le nu, les femmes filmées se réapproprient l’image de leurs corps, se réapproprient leurs corps. L’intime est contenu dans une boîte, dont l’opercule se décolle sous la vapeur d’eau du sauna. Le carton titre de fin rappelle d’ailleurs que cette tradition du sauna de la région de Võromaa (sud-est de l’Estonie) fait partie du patrimoine immatériel de l’UNESCO. Ce film participe à son tour à protéger le culte ancestral avec beaucoup d’intelligence. Sa sortie en France n’a fait que trop peu de bruit et n’a pas duré bien longtemps. Que chacun se console, on reconnaît aujourd'hui un grand film à sa discrétion.