Deux mouvements traversent le film, celui du train, celui des hommes qui avancent, éternelle lutte des classes, présente encore, évidemment, après le cataclysme. Épopée lyrique et funambule, révolte des sans-grade [la queue] contre l'ordre des choses imposé par le haut [la tête], Snowpiercer dresse avec brutalité le portrait d'une humanité désespérante.

Ne gardant de la bande dessinée mythique de Lob, Rochette et Legrand que le cadre initial, comme une machine désossée dont on mettrait l'ossature à nu, Bong Joon-Ho construit un récit tendu et fantomatique, la révolte ultime de ceux qui veulent encore tenir debout, là où l'utopie n'est plus de mise, là où l'on sait qu'il n'y a pas d'issue.

Pour que le train avance [pour que le monde tourne], chacun doit rester à la place qui lui est assignée, chacun doit vénérer celui à qui l'on doit la survie, l'industriel, le visionnaire, l'inventeur de la Machine. Le message est clair, un peu trop appuyé sur la fin, mais nécessaire. Il y a du Romero chez Bong Joon Ho, cette manière de passer par "le genre" pour rappeler au monde qu'il va mal.

Alors on avance. Le train file et on passe les portes, une à une, entêté et fou, blessé, meurtri, en sang. La violence est souvent paroxystique, telle cette bataille hallucinée avant le tunnel, puis dans le tunnel, dans le sauna ensuite. Ce sont des chairs qu'on transperce, des hommes qui meurent. Le sang gicle, la souffrance est là, le désespoir aussi, l'énergie encore et encore.

Plus on traverse les wagons, plus Bong Joon-Ho invente, s'éloigne de la BD pour mieux peindre le monde. C'est alors un aquarium géant, une salle de classe façon Martine, une boîte de nuit orgiaque... Si l'on n'est pas surpris par la tête du train, si la rencontre est attendue, on sait qu'il se trame encore quelque-chose hors champ, qu'on va dynamiter nos certitudes, ouvrir une brèche... rallumer l'espoir, qui sait ?

Comme dans Memories of murder ou The host, le réalisateur Coréen mélange les genres avec une aisance et une évidence impressionnantes. Si la fresque est sociale, elle est aussi burlesque, fantasmagorique, utopique. Film d'action graphique tout en ruptures de rythme, éblouissant dans les scènes violentes, hallucinant dès qu'on regarde dehors, vrillant le bide et capable d'émouvoir [magnifique lien père-fille entre Namgoong Minsoo et Yona], Snowpiercer nous bouscule et nous transporte sans nous lâcher. Si les scènes d'exposition sont un peu longues, les scènes finales un peu bavardes, la musique un peu trop présente au début, on ne s'y arrête pas tant la maîtrise narrative l'emporte. Bong Joon-Ho confirme sa place parmi les plus grands réalisateurs actuels.

On pourrait regretter que Chris Evans ne soit pas charismatique. À bien y réfléchir, le placer en tête de casting s'avère judicieux. Le personnage de Curtis est de toutes les scènes, ou presque : un Fassbender [par exemple] aurait vampirisé le film, laissant peu de place aux autres. Du coup, tous les personnages existent. De Jamie Bell tout en fougue, à John Hurt en vieux sage, en passant par Octavia Spencer, Ed Harris, ou le très beau Luke Pasqualino, tous cohabitent dans ce mouvement infernal mis en branle par Bong Joon-Ho. Fidèle parmi les fidèles, Song Kang-Ho compose un personnage tout en force et en douceur, et forme avec Ko Asung un duo magnifique. Grimée et ridicule, drôle, mauvaise et peureuse, la conseillère Mason stigmatise à elle seule toute la veulerie humaine. Il est peu de dire que Tilda Swinton est fabuleuse. Elle apporte toute sa démesure à ce personnage éminemment cartoonesque, qui, comme les autres, est pure invention du réalisateur.

Snowpiercer, le Transperceneige marquera. Bloc de fureur désespérant et vengeur, donnant à voir de l'homme ce qu'il a de plus sombre, mais aussi de plus pur, il s'impose sans conteste comme le meilleur film de science-fiction de l'année, et peut-être davantage.

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le 5 nov. 2013

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pierreAfeu

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