Total spoil, voyez donc le film avant de lire ça si ce n'est pas déjà fait.
Même dans la dénonciation d'une supercherie, les complotistes restent ethnocentriques. 2001 de Kubrick est à ma connaissance le premier film de fiction de conquête spatiale américain(e) crédible, sur le modèle de deux décennies de films bolchéviques. Fidèle au genre, sa pauvreté narrative est compensée par deux éléments plus "fantastiques", là pour intriguer un peu le récit et le spectateur. Le mystérieux monolithe, et l'ordinateur conscient.
Ping, pong.
Kubrick montre des Gentlemen in Outer Space - Tarkovski injecte une rasade d'âme slave dans leur whisky.
Les chercheurs titillent la surface du cerveau géant qu'est Solaris, et semblent échouer à pénétrer ses mystères, puisqu'ils envisagent de la bombarder d'intenses radiations ; en réponse, la déesse sonde leurs esprits et entame ses propres expérimentations, leur donnant ce qu'ils veulent vraiment : passer du temps avec leurs femmes et leurs gosses.


Le personnage principal rejoint la station en orbite autour de Solaris afin d'accomplir une tâche comparable : il doit diagnostiquer la santé mentale de l'équipage, et évaluer si la mission peut et doit continuer. Le premier à avoir observé les manifestations inattendues de Solaris l'a traité de "comptable". Il est l'homme froid et objectif, l' "homme de science". Arrivé sur la station, il ne se laisse pas démonter par la découverte de la mort de son ami. Les apparitions surnaturelles ne le troublent pas plus qu'un verre de vodka (la première manifestation concrète, une balle d'enfant qui roule dans le champ de la caméra, sera reprise dans Shining). La première fois que sa compagne défunte revient, il la tue. Mais elle re-revient.


Les premiers avatars ne sont que des sculptures, comme l'enfant géant qu'avait aperçu le premier témoin depuis sa cabine de pilotage. Mais les simulacres initient ensuite des interactions avec leurs "penseurs" dans le monde réel, qui prennent l'apparence d'un lien affectif primordial. Ils se comportent comme des enfants qui ne supportent pas d'être séparés de leur mère. Puis ils gagnent en indépendance, et comme de vrais humains, accèdent à la conscience d'eux-mêmes. Le changement d'attitude du psy vient probablement de sa propre prise de conscience : en reproduisant le schéma de développement des humains, les artefacts de Solaris deviennent des sujets dignes de respect, et leur dénier cela revient à se conduire en tortionnaire. Il sera le seul à laisser "sa créature" sortir et être vue par les autres. Après tout, moi si je croyais en dieu, je ne vois pas pourquoi cette planète-dieu là ne serait pas la créatrice de l'homme. Elle ou une cousine - quelle différence?
L'avatar de son épouse Kharis se lamente de n'être qu'une copie, ce qui pour elle rend fictif le lien affectif qu'éprouve le psychologue à son égard. Comme l'originale, elle doute de son amour, et cela même nourrit les sentiments de Kris Kelvin envers elle : le remords, la culpabilité d'avoir laissé sa froideur provoquer le suicide de sa compagne originale. Elle ne réalise pas que ses tourments moraux achèvent de la rendre digne de considération.


Comme le dit le vieux, quand on est heureux, on ne se pose pas la question du sens de la vie. L'humain aurait-il vocation à être malheureux, cette angoisse existentielle serait-elle (pour Tarkovski, hé...) la marque par excellence de l'humanité, sa dignité ? En se suicidant comme son modèle, la belle tourmentée démontre-t-elle son libre-arbitre ?
La sirène triste de Solaris n'est-elle pas devenue humaine ?
Et ce dont l'humain a besoin pour donner un sens à sa vie, c'est de l'humain.
Le personnage principal n'incarnait l'idéal de neutralité scientifique que parce qu'il était coupé de ses émotions, estropié de la femme qu'il aimait.
Les hommes sont partis à l'autre bout de l'univers pour découvrir leur nostalgie d'Ithaque.


Solaris rejoue le thème de l'explorateur placé sur un terrain où il n'a pas le contrôle ; la hantise du colonisateur déplacée dans les nuées. Comme dans 2001, il ne peut pas y avoir de véritable rencontre du fait des limites de l'entendement humain, confronté à une entité aux voies impénétrables. Capacités de perception, imagination, intellect, pulsions, sont adaptés à un environnement naturel terrien.

Solaris matérialise la pensée : de sorte qu'elle est à notre niveau l'équivalent du dieu qui rend le verbe chair. Contrairement aux hommes, dont les méthodes d'investigation invasives violentes sont sur elle inefficaces, elle examine directement l' "intériorité" humaine. Pour elle, il n'y a pas de différence entre la pensée et le réel, entre la matière et l'esprit. Dès lors, comme la distinction entre dedans et dehors, la notion d'illusion devient superflue.
Fin du film.


N.B.(à creuser?) : "Arrival" de Denis Villeneuve met en scène la possibilité d'une rencontre, par la modification orientée de l'humanité (et aussi un voyage dans les temps aux effets comparables à celui de Donnie Darko).

ChatonMarmot
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le 17 sept. 2017

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ChatonMarmot

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