Boratage
Je n’avais jamais entendu parler de Sorgoi Prakov avant qu’un de mes contacts (Nihilist Holocaust) ne m’en parle. Il a longtemps cherché, dernièrement surtout, à m’inciter à le voir. Ca ne me tentait...
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le 20 juin 2016
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Les amateurs éclairés de fiction francophone sur Youtube connaissent probablement Ambroise Carminati et sa chaîne "Et Bim" (aujourd'hui Sympa Cool), qui a mis en ligne dans les années 2015 une série de faux podcasts mémorables. Présentées par un certain Marius, ces vignettes détournaient habilement le format à la "Norman fait des vidéos" pour opérer à mi-parcours une bascule dans des délires horrifiques aussi surprenants que percutants qui en font, aujourd'hui encore, une véritable gourmandise pour les fans de fantastique indépendant à consommer sans modération (et sans enfant autour de soi). En 2022, l'édition en Blu-ray du film "Sorgoï Prakov", issu du même univers Youtube (il y a d'ailleurs été diffusé), remet toutefois les pendules à l'heure : aussi talentueux soit-il, Carminati n'a pas tout inventé. Il a même été précédé par un autre vidéaste français beaucoup moins connu mais pas moins talentueux du nom de Rafaël Cherkaski, qui, contrairement à lui, n'a pas eu la chance d'accéder à la notoriété... car si Carminati a depuis perçé en produisant notamment la très intéressante minisérie "L'Effrondrement" sur Canal+, on ne peut pas en dire autant de Cherkaski, dont un documentaire réalisé pour la sortie du Blu-ray de Sorgoï Prakov (les deux sont d'ailleurs disponibles sur Shadowz) rappelle aujourd'hui la terrible absence. L'occasion, sans doute, de se pencher un peu plus sur le cas de ce film injustement sous-coté qu'il était temps de faire revenir sur le devant de la scène.
Qu'est-ce que Sorgoï Prakov ? Un peu à la manière de ces créations Youtube déviantes à la frontière entre la fiction et l'art contemporain, c'est avant tout un pur objet d'art indépendant. Mais pas "indépendant" comme dans "Sundance est le festival des films indépendants", non ; ici, on parle de vraie, de pure, de méchante indépendance, complètement hors circuit, à tel point que Sorgoï Prakov a eu, a, et aura, du mal à s'adresser à un public au-delà de son cercle d'initiés. Ce qui est injuste. Car en 2022, Sorgoï Prakov a toujours une gueule pas possible ; et que dans un paysage cinématographique de genre de plus en plus menacé par la standardisation imposée par les plates-formes de streaming (je ne vous raconte pas, rien que cette année, le nombre de bouses inouïes que j'ai regardé dans la vaine recherche d'une bonne surprise) c'est un film qui continue d'être remarquable, sans doute car animé avant tout par une profonde envie de création. D'ailleurs, le fait qu'il ait un parcours hors des circuits traditionnels du cinéma français, avec une équipe issue de Youtube (Cherkaski donc, mais aussi Alt236 qui a officié en tant que script doctor !) concourt, suivant le même effet que les créations d'Ambroise Carminati ou celles de nombreux autres vidéastes, à donner à ce "film-internet" un attrait assez singulier.
Sorgoï Prakov prend la forme d'un faux documentaire à la Borat, où l'on suit un journaliste d'un pays fictif d'Europe de l'Est filmant son voyage parisien à la recherche de l'"european dream". La première moitié du film est à mi-chemin entre du Sacha Baron Cohen en plus politiquement correct, et nos cinéastes locaux du voyage (rétrospectivement, un petit côté "Interrail" de Carmen Alessandrin peut-être). Armé de sa caméra à selfies, Sorgoï se balade dans les rues de Paris, commande des croissants dans un anglais approximatif, tape l'incruste dans des soirées étudiantes et questionne des passants à qui il demande leur conception de l'"European dream". Sans grande surprise, tout le monde s'en moque et Sorgoï est progressivement amené, au cours de ses déambulations dans la capitale, à délaisser son reportage pour vivre sa petite vie de touriste en goguette. Mais c'est quand il est lâché par son employeur sdorvien, qui cesse de lui envoyer les fonds nécessaires à sa mission, que Sorgoï bascule dans la précarité et va faire des choix (mauvais) pour poursuivre son aventure parisienne, sans toit, sans amis et sans argent. C'est Antoine de Maximy version Barbès-Rochechouart.
Je vois plusieurs grandes qualités à cet étrange faux documentaire. Premièrement, il est remarquablement tenu. Le film est extrêmement bien joué, au point de faire sans problème illusion (pour les spectateurs non avertis) sur la réalité de ce qui est montré. Rafaël Cherkaski, qui réalise et interprète le personnage principal, est ultra-crédible et ne prononcera pas un seul mot en français de tout le film, s'exprimant soit dans un anglais boratien assez drôle, soit dans sa langue natale (totalement incompréhensible et inventée). Les personnages qu'il croise donnent l'impression d'être réellement rencontrés au hasard, alors que le dispositif est en réalité entièrement écrit. Le film dégage une authenticité étonnante et jamais démentie, peut-être un peu grillée par des détails volontairement oubliés, mais néanmoins vraiment impressionnante et qui laisse sincèrement curieux de la suite des événements. C'est ce qui m'amène à parler de l'autre grande qualité du film : sa gestion de l'atmosphère. Sorgoï Prakov, avant d'être un faux documentaire sur un journaliste étranger en France, est un film d'horreur projeté dans des festivals assez confidentiels qui ont eux-mêmes hésité à le montrer. Le documentaire "Searching for Cherkaski" l'illustre d'ailleurs très bien en donnant la parole à plusieurs programmateurs de festivals qui ont expliqué être passés à deux doigts de le rejeter en raison de ses excès dans l'atrocité et l'immoralité. Alors que, pour le coup, peu de films récents me viennent en mémoire avec un telle attention portée à la violence, à son sens (ou à son absence de sens) et au poids qu'elle doit avoir dans un récit.
A l'évidence très cultivé, doté d'un solide bagage cinématographique, et animé de surcroit d'une vraie démarche artistique, Rafaël Cherkaski organise à la perfection la bascule du film dans son versant horrifique, de manière à la fois très progressive, très crédible et très logique. En tant que spectateur, on éprouve une réelle fascination à sentir le film dévier de sa trajectoire initiale pour s'enfoncer dans un inconnu sombre et menaçant. Je vois dans ce glissement sémantique deux grandes influences, à la fois opposées et parfaitement complémentaires : le torture porn à la "Hostel" d'Eli Roth (dont le pitch agit d'ailleurs comme un miroir), et l'horreur intellectuelle hanekienne - raffinement supplémentaire, Cherkaski semble faire du gringue au Haneke des débuts, avec une manière de filmer et de monter l'horreur qui me semble plus proche (jusque dans les tons de l'image) des premiers contes macabres de l'Autrichien comme "Le Septième continent" ou "71 fragments d'une chronologie du hasard". Et si on veut aller plus loin, il y a même une réflexion langagière qui tient quasiment de la posture d'artiste au sens large : Prakov passe progressivement d'un anglais rigolo mais compréhensible à une langue maternelle incompréhensible et flippante, et cela sert très directement le propos.
Sorgoï Prakov, dans son désoeuvrement, sa misère et sa solitude, se transforme de manière très progressive d'affable jeune homme curieux à psychopathe sans tabou, presque sans humanité, ne s'exprimant plus peu à peu que par des borborygmes (c'est d'ailleurs probablement l'équivalent d'un langage yaourt qui a été inventé pour le film). Sorgoï ne cesse de filmer, d'abord ses rencontres amicales, ensuite ses malchances, puis ses exactions, jusqu'à ses crimes les plus atroces. L'intelligence de Cherkaski est de toujours garder une distance avec ce qu'il montre, en jouant sur les cadres, sur le montage ; en montrant, mais sans trop en montrer. Il sait précisément jusqu'où aller pour choquer, tout en évitant systématiquement de provoquer le rejet, car derrière l'aspect "caméra sur l'épaule" sa mise en scène reste en toutes circonstances, et particulièrement dans l'éprouvante dernière demi-heure, d'un grand raffinement. De nombreux plans fixes, actions hors champ, coupes brutales dans plusieurs scènes contribuent directement à construire une ambiance d'une rare singularité. Cette mise en scène sophistiquée s'épanouit en outre pleinement dans le scénario du film, qui réussit à faire naître un malaise de manière très calculée, avec un climat de violence psychologique qui commence à zéro pour croître par tous petits pas admirablement dosés jusqu'à 100 sur l'échelle de l'atrocité. C'est d'ailleurs sans doute pour cela qu'il est paradoxalement aussi "agréable" (enfin, au sens artistique) de revoir le film, qui sème les indices d'une virée dans l'horreur par de délicates saynètes très graduellement organisées de la jovialité à la désolation. Quand je parle d'horreur logique dans Sorgoï Prakov, c'est finalement ça : tout le film est construit pour préparer son arrivée, et quand elle éclate enfin, ça paraît très naturel et très à-propos, tant et si bien qu'à partir de cet instant, on n'est plus intéressé que par une chose, ce qui succèdera à cette horreur.
Les dernières minutes du film rappellent quant à elles un point que Cherkaski maîtrise particulièrement : la dimension "found footage". La façon qu'a la caméra d'envoyer une image partiellement corrompue au fil de la montée en intensité du récit (la caméra de Prakov s'abîme au fil de ses pérégrinations), le choix toujours très réfléchi entre caméra sur l'épaule ou posée, jusqu'à ce final presque poétique où notre journaliste-psychopathe part s'ébrouer dans l'océan sous un ciel d'un bleu parfait... tout cela témoigne à la fois d'une réelle exigence artistique, d'une envie profonde de cinéma, et d'un plaisir à surprendre et à happer son spectateur. Il est rare que les films d'horreur modernes s'attachent à être à la fois horribles, percutants et savants. Sorgoï Prakov appartient pourtant à cette catégorie. En 2022, l'édition vidéo sur support physique de ce petit chef d'oeuvre à mi-chemin entre cinéma, Youtube et performance rappelle à point nommé que le cinéma de genre indépendant moderne doit beaucoup à Youtube, aux vidéastes indépendants, et, ici, à Cherkaski, dont la posture d'auteur embrasse bien plus nettement l'art dans son sens le plus large que le "seul" cinéma, qui a bien du mal à considérer Sorgoï comme l'un des siens. C'est sa perte, après tout.
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Créée
le 20 déc. 2022
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