Cinéphile et étudiant le droit du travail, je ne pouvais louper la sortie au cinéma du dernier film de Ken Loach sur l'uberisation du travail. Ne connaissant pas ce fameux réalisateur au-delà de son film Le vent se lève mais étant au courant de sa réputation, je partais conquis par le propos social mais avec la peur d'un cinéaste se complaisant dans un misérabilisme forcené. En effet, il est bien difficile d'équilibrer démonstration politique et bon cinéma. Et j'ai bien peur que Ken Loach, après une si longue carrière d'artiste, ne recherche plus vraiment cet équilibre juste et nécessaire.
Pourtant, l'artiste engagé est une figure sacrée et dont on a absolument besoin à mes yeux, de sorte que ce dernier a un rôle fondamental en ce qu'il injecte de l'émotion dans des idées sociales et politiques. Une belle oeuvre bien construite et engagée déclenche bien d'avantage de conscientisations des injustices sociales que les discours de politiques ou d'intellectuels.
En ce sens, Sorry We Missed You frôle constamment la frontière du misérabilisme, elle sera même franchement dépassée pour certains, dont moi.
La démonstration est pourtant réussie : l'absurdité du travail uberisé éclate facilement au grand jour, c'est un désastreux retour en arrière du point de vue social que nous présente Loach.
Que sont devenues les 8h de travail par jour ? Demande une vieille dame au personnage de la mère qui fait des horaires débilement considérables.
C'est ce patron dématérialisé mais omniprésent, c'est ce ''partenariat'' bidon qui remplace le contrat de travail, c'est l'impossibilité d'avoir accès aux quelques garanties sociales qui ont été conquises difficilement...
L'auto-entrepreneuriat façon Uber n'est que du salariat déguisé ! Tel est ce que démontre très bien le film. Malheureusement, la démonstration ne suffit pas à en faire un bon film malgré les acteurs faisant du bon boulot.
La réalisation est tout ce qu'il y a de plus fonctionnel, c'est même terriblement froid, Loach ne fait aucun effort pour user de sa mise en scène afin de mieux nous faire ressentir de l'empathie pour ses personnages. Pourtant, on aimerait bien s'investir émotionnellement d'avantage dans cette histoire qui a pourtant le potentiel de faire pleurer dans les chaumières... Il y a bien cette mère courageuse et sa fille adorable qui tentent de contrebalancer la colère et la détresse des hommes de cette petite famille au bord du gouffre, mais ça ne marche qu'à moitié à mon sens.
Certes, le système libéral, cette force invisible, écrase les plus fragiles en démultipliant les malheurs qui leurs tombent sur la tête, mais on peut aussi avoir nettement l'impression que c'est le scénario du film qui accable tout autant ses personnages. A l'image de ce tabassage en règle du père par des inconnus qui arrive après bien des malheurs, c'est la cerise sur le gâteau, c'est le pompom ! Peut-être qu'à trop vouloir mettre de la démonstration sociale dans son film, à vouloir montrer tout plein de choses, Loach finit par desservir sa cause, pourtant si juste, en réduisant la portée de son message : l'injustice sociale devient un fait divers, quel dommage. Entre cette uberisation, la précarité, les enfants abandonnés qui deviennent des petits délinquants, la place fondamentale et absurde des téléphones dans la vie des gens, le système de santé tout pourri de l'Angleterre (...) bref, le message originel perd de sa force.
C'est pourtant à mon sens un film qui mériterait d'être regardé par le plus grand nombre, car malgré ses imperfections manifestes, il martèle un message qui va dans le bon sens, contrairement à celui qu'ont décidé de prendre nos dirigeants si médiocres, inconscients et dangereux.