Pour son quatrième long-métrage américain, Alfred Hitchcock s'échappe des griffes de celui qui l'a fait venir à Hollywood, David O. Selznick, pour œuvrer au service de la RKO. C'est Suspicion, toujours adapté d'un roman d'angoisse, qui permet au cinéaste d'entamer sa collaboration avec Cary Grant et de retrouver Joan Fontaine, déjà impressionnante dans Rebecca quelques mois plus tôt. Tout le film tourne d'ailleurs autour d'elle tandis que
le réalisateur invente les manières de filmer la pensée,
et notamment ici la paranoïa. Au tout début de sa carrière hollywoodienne, Suspicion reste un des meilleurs films du maître.
Lina, jeune femme de la bonne société anglaise qui ne vit que dans les lectures, rencontre Johnnie, quasiment le fiancé idéal, charmeur et drôle, prévenant et beau. Contre l'avis de son père qui se méfie de l'homme et de sa réputation de joueur et de coureur, les deux tourtereaux s'épousent en cachette puis, lune de miel inoubliable dans les malles, rentrent mener la grande vie dans la campagne anglaise. Mais bientôt Lina découvre combien Johnnie passe son temps à lui mentir, refusant de travailler pour subsister et continuant de fréquenter les champs de course et de magouiller quelques combines afin de la gâter. Peu à peu,
le doute et la paranoïa prennent le dessus
et Lina se persuade que son époux n'attend plus que l'occasion de la tuer.
La mise en scène d'Alfred Hitchcock fait la part belle à la romance durant la première moitié du métrage, se contentant de glisser quelques indices de ces mensonges répétés pour préparer le suspense : tout n'est que séduction, autant dans le couple que vis à vis du spectateur : les sourires de Cary Grant, la douceur ingénue de Joan Fontaine, le bonheur qui se construit tendrement... Le rythme est efficace et l'on ne peut que s'attacher à cette jeune mariée ravie. La seconde partie du film nous rapproche un peu plus d'elle tandis que nous commençons d'adhérer à sa paranoïa,
le dosage précis des indices narratifs
nous amenant à douter de son époux fait son effet et la dernière demi-heure se suspend à ces quelques questions : quand et comment va-t-il passer à l'acte ? et succombera-t-elle ou se défendra-t-elle ? Il y a une intelligence du cadre dans l'échelle des plans qui nous rapprochent du doute, de belles touches d'expressionnisme pour obscurcir la narration et la superbe d'une trouvaille lumineuse au fond d'un innocent verre d'eau pour mener le suspense à son apogée. Avec Suspicion, Alfred Hitchcock fait preuve d'un sens du détail imparable – cette omniprésence du beau-père, même mort, à travers l'imposant portrait qu'il lègue au couple vient souligner les combats de l'esprit qui chahutent et déstabilisent la jeune Lina, renforçant l'intérêt autant que l'identification du spectateur.
Il faut également souligner les talents du casting. C'est probablement le premier film du maître, pour moi,
où l'ensemble de la distribution est irréprochable.
Bien évidemment Cary Grant séduit d'emblée et l'on se laisse sourire d'une complicité coupable à ses cabotinages pas toujours innocents : belle gueule, attitude classe et mesurée, il a tout du gendre idéal à qui l'on pardonne tout. Mais c'est bien Joan Fontaine qui tient le film, qui tient le suspense : elle a l'art, sans un mot, d'exprimer ce que le cinéaste exige à chaque plan. Belle, presque enfiévrée et pourtant loin d'être naïve, c'est une femme trop forte peut-être pour les faiblesses de son époux, qui préfère se sacrifier que de tenter de le changer, quitte à s'y laisser mourir, Joan Fontaine y donne de son âme autant que de son corps, nous accompagnant sans répit dans les tourmentes qui l'habitent là. Autour du couple, tous les seconds rôles font le boulot : excellent Nigel Bruce, parfaite Lee Auriol pour ne citer qu'eux qui se voient offrir plusieurs scènes, mais même celles et ceux qui n'ont droit qu'à deux lignes de dialogues, qu'à une courte apparition, semblent jouer de l'équilibre d'une justesse suintant de véracité.
Suspicion c'est l'apogée d'un début de carrière à Hollywood. Conscient de ce que l'industrie attend de lui et libéré des exigences contradictoires d'un producteur trop envahissant, Alfred Hitchcock balade son héroïne et ses spectateurs
aux affres du suspense,
flirtant avec l'insupportable de l'angoisse et livre enfin un film digne de la renommée qu'il se construit peu à peu. Si l'on peut aisément faire l'impasse sur nombre de ses œuvres pour saisir le cinéma du maître, Suspicion est assurément, et à plus d'un titre, un incontournable de sa riche et impressionnante filmographie.