L’Autrichien Ulrich Seidl ne recherche pas la facilité et il le prouve encore une fois avec Sparta où son personnage principal, Ewald, vit en Roumanie tout en gardant un lien avec l’Autriche où son père réside dans une maison de retraite. Ewald cherche à échapper à son malaise général. Mais, à quel prix ?
Le film nous montre donc d’abord le malaise d’Ewald (Georges Friedrich). Un malaise pas seulement dû à l’univers tristounet dans lequel il évolue : la maison de retraite où réside son père (Hans-Michael Rehberg) où l’on observe une bonne humeur un peu artificielle (comme le décor façon bibliothèque sur la porte d’ascenseur) et l’usine où il travaille (lieu très vaste et décor particulièrement froid, bétonné où on le voit y arriver sans croiser personne, puis sans le moindre échange avec ses collègues dans la salle de contrôle où chacun surveille son écran). Dans un premier temps, Ulrich Seidl s’arrange donc pour faire passer un message simple : on n’est pas là pour rigoler. Parmi les moyens à sa disposition, on note le peu de musique présente dans ce film (sauf aux rares occasions où les personnages en écoutent), le manque d’enthousiasme dans les relations humaines (voir la visite chez la belle-mère d’Ewald, où celui-ci chahute avec deux garçons, premier élément qui fait tiquer rétrospectivement), les décors aux couleurs ternes et la série de plans fixes qui ouvrent le film. Le malaise d’Ewald se traduit physiquement par son accès d’impuissance au lit avec sa compagne (Florentina Elena Pop), dont on ne saura même pas le prénom et qui n’est plus jamais évoquée une fois Ewald parti. Elle s’inquiète : « Tu m’aimes plus ? » Mais, le départ d’Ewald sur un coup de tête n’a rien d’étonnant, même s’il ne donne aucune explication. Probablement qu’il n’en peut plus. Le film ne dit rien de son passé, mais on sent rapidement ressurgir son attirance pour les jeunes garçons. On pourrait discuter d’une éventuelle raison, mais ce serait pure interprétation. Peut-être les autres films d’Ulrich Seidl permettraient-ils d’en savoir davantage, mais celui-ci peut parfaitement se voir de façon indépendante. Son intérêt est de nous montrer la façon dont Ewald s’approche des garçons dans un village où il s’installe dans une école à l’abandon qu’il achète, les met en confiance et établit une complicité. Avec eux, il joue et organise quelque chose où ils peuvent sentir qu’ils font des progrès. Et l’activité principale qu’Ewald met en avant auprès des parents qu’il démarche, c’est le judo, soit un sport de combat où les garçons vont s’habituer au contact physique. Et puis, avec eux, Ewald met en place une véritable communauté, qui s’installe dans l’école que le groupe rénove avec les moyens du bord.
Bientôt un panneau indique son nom à l’entrée (avec palissade), donnant à penser que la transformation de l’école marque un retour symbolique dans le paradis perdu qu’était le ventre maternel (quiétude trompeuse, puisque le loup est dans la bergerie) : Sparta (d’où le titre du film) et Ewald entraine les garçons à s’y présenter en donnant le mot de passe « Molon labe » qui signifie « Viens (les) prendre », en grec ancien. Il s’agit d’une fameuse citation du roi Leonidas 1er de Sparte et on comprend mieux le titre du film qui fait donc référence à l’antiquité grecque, ce qui intervient dans les jeux sous la forme des surnoms qu’Ewald attribue aux enfants. Qu’est-ce qu’Ewald leur explique par rapport à ces références ? Difficile à dire, mais peu importe puisqu’ils entrent dans son jeu.
Conditionnement
Le vrai choix marquant d’Ulrich Seidl est de placer la fin du film avant qu’il se soit passé quelque chose qui pourrait nous mettre, nous spectateurs, en situation insupportable de voyeuristes de l’insoutenable. Au contraire, nous sommes voyeuristes de la façon dont Ewald approche les garçons et les amadoue, ce qui nous amène à comprendre sa méthode, sachant qu’il approche un groupe en ayant d’emblée Octavian (Octavian-Nicolae Cocis) comme cible. Bien entendu, il reste impossible de généraliser à partir d’un cas particulier, mais le film montre de quels types de comportement il faut se méfier. Ewald s’arrange d’abord pour s’approcher des enfants, faire leur connaissance, dialoguer avec eux, puis il établit la confiance et la connivence par des jeux et activités où ils s’épanouissent (la mise en scène et le montage saisissent bien certaines situations, grâce à une caméra suffisamment discrète pour permettre aux enfants de rester naturels). Ewald met en place des activités pour habituer les enfants au contact physique et il en profite pour initier des situations où il peut les prendre en photo (et pour nous spectateurs qui voyons ce qu’il fait des photos, le doute sur sa vraie nature n’est plus permis), sans éveiller la méfiance. Enfin, il va jusqu’à les habituer à la nudité (la sienne) au milieu d’eux (la douche après l’effort, où d’ailleurs sa virilité ne se réveille pas plus qu’avec sa compagne). Le film n’ira pas plus loin dans l’approche. D’ailleurs, le beau-père (Marius Ignat) d’Octavian a commencé à réagir, mais peut-être pas par rapport à ce qu’il faudrait. En gros, il reproche à Ewald d’être trop gentil, de ne pas inciter les garçons à affirmer leur virilité (un comble) et il va même jusqu’à le provoquer en lui faisant comprendre que lui a droit de vie ou de mort sur le lapin que la famille garde dans un clapier. Ce faisant, il commet une grave erreur en mettant Octavian très mal à l’aise. Ce n’est pas par hasard qu’Octavian s’échappe ensuite pour rejoindre Ewald de nuit, parce que c’est avec lui qu’il se sent en confiance et non avec son père…
Un sujet grave
Ulrich Seidl se donne les moyens de faire sentir ce qui l’intéresse, à savoir comment un pédophile peut s’organiser pour parvenir à ses fins. En s’inspirant d’un fait réel (non cité), il montre quelques conditions dont le pédophile tire parti. Dans le village où Ewald s’installe (en Transylvanie, la région où Bram Stoker situe… Dracula), la pauvreté est banale, les enfants sont régulièrement livrés à eux-mêmes et quand on leur propose des activités intéressantes, ils réagissent bien. D’ailleurs, les parents n’hésitent pas trop non plus et quand l’un d’entre eux réagit, il le fait tardivement et maladroitement.
Questionnement
Malgré sa négligence sur quelques détails accessoires (Comment Ewald s’en sort-il financièrement ? A-t-il annoncé son départ à son travail ?), le scénario (coécrit par Ulrich Seidl et Veronika Franz) est d’une rare intelligence, car avec sa fin ouverte, il invite au débat et à la réflexion. Que va-t-il se passer ensuite ? Même si on commence à se méfier d’Ewald, il pourrait passer aux actes avec Octavian. Visiblement il en meurt d’envie, mais il l’a côtoyé suffisamment longtemps pour qu’il ne se contente pas de son attirance physique. Est-ce que ses sentiments peuvent l’inciter à se retenir, sachant qu’il lui ferait du mal ? Sinon, comment s’y prendra-t-il pour le convaincre d’entrer dans un nouveau jeu ? On peut également se demander ce qu’Ewald pense du fait que ce qu’il recherche est répréhensible.
De quoi et de qui se méfier ?
L’autre question, c’est que devraient faire les parents ? Il faut bien voir qu’avant la fin du film, Ewald n’a rien fait de pénalement répréhensible. Peut-on sur de simples présomptions lui interdire de s’approcher des enfants ? On a vu que l’intimidation pratiquée par le père d’Octavian n’a pas suffi. C’est aussi délicat que de juger quelqu’un en l’absence de preuve. En fait, la présomption d’innocence joue en faveur d’Ewald et probablement le sait-il. On ne peut donc que recommander la prudence aux parents, les inciter à ne pas laisser une trop grande liberté à leurs enfants, tout en gardant en tête que les garder éternellement sous tutelle n’est pas une solution. Il faut donc, dans leur éducation, leur faire sentir qu’ils doivent rester sur leurs gardes (sans les traumatiser). Mais le film montre qu’il ne suffit pas de recommander aux enfants de fuir les messieurs qui leur proposent des bonbons. Si Ewald ne propose pas de bonbon, ce qu’il propose et instaure se révèle infiniment plus sophistiqué et difficile à détecter. On conclura en paraphrasant un titre de film : si la vie était un long fleuve tranquille, cela se saurait.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné