Nous sommes à Chicago, en juin 1929. Le journaliste Hildy Johnson est dépêché par le Chicago Examiner pour couvrir la pendaison d’Earl Williams, condamné à mort pour avoir assassiné un policier. Le reporter a toutefois d’autres projets en tête : il s’apprête à épouser « une fille de l’aristocratie de Philadelphie » et à se recycler dans la publicité, où on lui fait miroiter un poste à « 150 dollars par semaine ». Il y a là une double contrainte qui va faire tout le sel de Spéciale première. Hildy Johnson est à la croisée des chemins : son rédacteur en chef, Walter Burns, cherche à le retenir contre sa volonté, au point de faire circuler auprès de sa future femme les pires rumeurs sur son compte, mais le mariage qui l’attend est conditionné à un départ imminent vers Philadelphie. Alors que les événements rocambolesques s’enchaînent dans le bureau de presse de la prison, Hildy va peu à peu reléguer sa promise au second plan pour se consacrer à l’article retentissant qu’il est sur le point de publier dans l’Examiner.
Ancien journaliste, Billy Wilder satirise la presse avec une ironie et une acuité rares. L’entreprise de démystification commence dès les premières images du film, où la fabrication d’un journal est passée en revue en fast motion. La noblesse du papier en cours d’impression est rapidement balayée par une incursion dans un bureau de presse ayant des airs prononcés de tripot clandestin. Là-bas, une pelletée de reporters tous plus pathétiques les uns que les autres va montrer la face la plus sombre du journalisme : absence de professionnalisme, désintérêt pour les faits, sensationnalisme, course à l’instantanéité et aux scoops… Les dernières paroles du condamné à mort ? « Au besoin, tu les inventes. » La densité d’un papier ? « Qui est-ce qui lira le second paragraphe ? » Une photo du criminel en fuite ? Il doit impérativement ressembler à « une bête aux abois ». Le discours d’un Premier ministre ? « Entre les petites annonces et la nécrologie. » C’est bien simple, Wilder fait dire à Hildy Johnson qu’il « plaque l’escroquerie » pour une nouvelle carrière. (Ce à quoi on lui répondra, sans autre forme de commentaire : « Ils sont tous de la jaquette volante dans la publicité. »)
Plus léger que Le Gouffre aux chimères, Spéciale première n’en demeure pas moins mordant et pugnace. Avec son rythme effréné et ses dialogues portés à incandescence, il dénonce la mise à mort d’un homme érigée en spectacle (les gradins qu’on monte bruyamment, les invités de circonstance…), les calculs politiciens (des sursis pour faire coïncider la pendaison avec l’agenda politique, puis une missive officielle dissimulée à des fins électoralistes), l’anticommunisme compulsif (le shérif voyant derrière le candide gauchiste Earl Williams la main des Soviétiques, dont il espère la mort), la dialectique freudienne (le médecin de la prison évoquant l’auto-érotisme, le revolver phallique, la volonté de coucher avec la mère et de tuer le père), etc. Jack Lemmon et Walter Matthau se retrouvent une nouvelle fois à l’écran dans un duo mémorable : des hommes de presse en instance de divorce rabibochés à la faveur de l’évasion d’un condamné à mort… On ressort finalement de cette vision avec le sentiment étrange que les personnages les plus nobles ne sont autres qu’Earl Williams et la « pute à deux dollars » qu’il fréquente. Un incongruité qui n’empêchera pas Walter Burns de finir son carrière en dispensant des conférences sur… l’éthique du journalisme.
Sur Le Mag du Ciné