Après que beaucoup d’auteurs se sont essayés à donner leur point de vue de lecteurs en racontant leur traversée du livre (Jean-Jacques Pauvert, Frédéric Beigbeder, Marc Lambron), Arnaud Desplechin transpose l’exercice au cinéma. Davantage que son propre point de vue sur le cinéma à partir de son panthéon de cinéphile, « Spectateurs » est un essai cinématographique aussi singulier que le cinéaste. Du genre philosophique et autocentré qui n’apporte pas vraiment au spectateur, une vision universelle de ce que signifie être spectateur. J’ai eu l’impression qu’il s’adressait davantage à lui-même, spectateur, qu’à nous autres, spectateurs. Comme s’il voulait en découdre, comme s’il entendait avoir le dernier mot dans le milieu, avec un film conceptuel.


Lequel commence par un prologue qui revisite le 7ème art. Le cinéma, c’est d’abord les États-Unis (les films) puis la France (le medium). Le cinéma, c’est d’abord la photographie (une image) puis le cinéma (vingt-quatre images en une seconde). Je pense aussitôt à Roland Barthes qui, dans « La Chambre claire », ses notes sur la photographie écrites en 1980 en hommage à « L’Imaginaire » de Sartre, explique : « Mon intérêt pour la Photographie prit un tour plus culturel. Je décrétai que j’aimais la Photo contre le cinéma, dont je n’arrivais pas cependant à la séparer. J’étais pris à l’égard de la Photographie d’un désir « ontologique » : je voulais à tout prix savoir ce qu’elle était « en soi », par quel trait essentiel elle se distinguait de la communauté des images. Je n’étais pas sûr que la Photographie existât, qu’elle disposât d’un « génie » propre. » (…) La Photographie, un dispositif auquel « le référent adhère. » Plus loin, Barthes complète : « Au cinéma, sans doute, il y a toujours du référent photographique, mais ce référent glisse, il ne revendique pas en faveur de la réalité, il ne proteste pas de son ancienne existence ; il ne s’accroche pas à moi : ce n’est pas un spectre. » Dans cette œuvre, il est bientôt question du Temps : « engorgé (d’où le rapport avec le Tableau Vivant », et de l’immobilisation du temps. 


Par association d’idées je songe à Dominique Païni et son « Temps exposé » (le cinéma sur cimaises), ouvrage dans lequel il réfléchit au concept du Musée de cinéma, revisitant l’histoire du cinéma (« Un film restauré c’est du passé en devenir »). Et de Païni, le pont est évident. De l’autre côté de la rive, j’atteins Gilles Deleuze : « L’image-mouvement » et « L’image-temps ». Comment l’image surgit-elle ? À quel temps surgit-elle ? Le philosophe prolonge la réflexion à travers les mutations au cinéma (sensorielles, optiques, sonores, matériaux, genres).  


Je fais un bond de trente ans en arrière. Me revoilà à l'auditorium du Louvre où je suis assidûment, pendant trois années successives, les cours de Dominique Païni qui me subjugue. Il commençait toujours ses cours en rappelant que si, lors d'une année de sa transmission, on ne retenait qu’une seule image, une seule phrase, un seul film, un unique cinéaste, c’était gagné. Moi, de lui, j’ai tout retenu et surtout sa folle passion. 


Ce film, « Spectateurs », ne pouvait qu’être inspiré par l’ancien directeur de la Cinémathèque française qui fut aussi responsable des projets pluridisciplinaires du Centre Pompidou.« Je crois que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche du temps : du temps perdu, du temps négligé, du temps à retrouver. Elle y va pour chercher une expérience de vie, parce que le cinéma, comme aucun autre art, élargit (comme l’écran de Mommy, de Xavier Dolan), enrichit, concentre l’expérience humaine. Plus qu’enrichie, son expérience est rallongée, rallongée considérablement. (…) Le spectateur est davantage un témoin qu’un spectateur. Quel est alors l’essentiel du travail d’un réalisateur ? De sculpter dans le temps. Le cinéaste s’empare d’un bloc de temps. » intervient André Tarkosvki. Il « manipule le temps » renchérit Dominique Païni.


C’est toute cette matière expliquée par d'autres avant lui, qu’Arnaud Desplechin filme: une somme d'idées lue, avalée, synthétisée et régurgitée pour le grand-écran. Ce n’est donc pas un hasard (« Le hasard brise et le temps transforme, mais c’est nous qui choisissons » -Païni) si Dominique Païni, intervient dans le rôle d’un peintre dès les premières images de cet essai cinématographique. L'occasion de développer ses propres idées sur l'image, qui découle de trois logiques: formelle (la peinture), dialectique (la photo, le ciné), paradoxale (vidéo, holographie, infographie). 


Marianne Denicourt, dans la réponse littéraire qu’elle a publiée avec Judith Perrignon, « Mauvais génie », et qu’elle adresse à Arnaud Desplechin, qui ne l’a épargnée ni en tant que femme ni en tant qu’actrice, vampirisant son intimité la plus secrète au service de l’un de ses films, le décrit le mieux. Desplechin a commencé en « prodige d’une génération de cinéastes ; du cinéma d’auteur » ; puis « il a converti ses sensations et ses désirs en pensées » avant de devenir « un chasseur de fantômes. »Je me suis mise à relire « Mauvais génie » au sortir de « Spectateurs » dont soudain il me semblait que, outre la matière philosophique décrite plus haut sur la photographie et le cinéma, dont Desplechin disait à un journaliste : « Je lis les philosophes dont j’apprends par cœur de raisonnements, des pensées, que je garde sur mon ordinateur », le cinéaste s’était contenté de reprendre les passages du livre de son ex, au sujet de laquelle, il dévoile aux journalistes, en 1996 : « Ayant fait un film pour me débarrasser de ma famille, un deuxième pour prendre congé de mon pays, en voici un qui liquide ma petite amie. » (L’événement du jeudi). 


Dans ce court essai, l'actrice rappelle que son père était un ami de Claude Lanzmann, l’auteur de « Shoah » que le cinéaste rêvait depuis toujours d’approcher. Denicourt reprend des propos de Desplechin au sujet de « Shoah » : « Jusqu’à ce film, notre mémoire était confuse, négligente, souvent bête. Par la destruction-des-Juifs, nous n’entendions que des clichés ou des sentiments, et nous en rations le centre. Et par la puissance de ses images, Lanzmann a fait naître la pensée qui nous a enfin permis de nous souvenir. (…) « Shoah » a inventé la Shoah. »


D'autres propos concernant le cinéma américain, source de fascination pour le réalisateur pétri de certitudes, dont il s’expliquait lors d’une conférence en présence de Deleuze, prenant appui sur « Raging Bull » : « J’ai hérité de la grande question du cinéma américain. Je travaille le lien entre les films américains et le fait de faire des films en France. Cette problématique ne concerne pas les cinéastes qui débutent aujourd’hui. C’est la mienne. »


Ou encore concernant une scène de film avec Julia Roberts, au sujet de laquelle Desplechin dit : « C’est très bizarre ce qui se passe entre ce type et cette fille… Il y a de la politique dans cette scène. »


Et soudain, je me demande si « Spectateurs » ne serait pas tout simplement la réponse cinématographique à « Mauvais génie », comme s’il avait besoin de prouver que non, il n’a rien d’un mauvais génie.  D'ailleurs, comme le livre de Marianne Denicourt (ni essai, ni roman, ni récit), le film d'Arnaud Desplechin est inclassable, non genré (ni essai, ni documentaire, ni fiction). Tout cela est peut-être tortueux, tiré par les cheveux. 


N'empêche. En tant que spectatrice de « Spectateurs », je me sens comme prise à témoin d’un règlement de comptes narcissique, davantage que d’un film qui m’aurait donné à réfléchir sur ce qui aurait pu faire de moi une personne assidue du cinéma, de tous les cinémas, de ce qu’ils m’apportent comme éclairage sur la vie et sur la réalité, ou sur la nécessité qu'ils m'imposent parfois d'écrire des chroniques pour mieux y réfléchir.

Isabelle-K
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le 24 janv. 2025

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Isabelle K

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