Non non, il n'y a pas d'oxymore.

Bien curieux objet que ce Spring Breakers qui, même en y arrivant avec l'esprit ouvert, parvient encore à dérouter par sa bizzarerie, mais qui au final emporte l'adhésion par une rigueur de construction salvatrice.
La plupart des critiques positives mettent en lumière la qualité de la mise en scène d'Harmony Korine, mettant un peu trop en arrière-plan le travail du scénariste, tout aussi digne d'éloges puisque sans scénario, Spring Breakers aurait été une abomination.

Évacuons d'emblée la dimension morale du film, car celle-ci est en réalité totalement absente. Korine ne juge rien, ne loue ni ne condamne les actes de ses personnages. Il se place en observateur extérieur, observateur jamais complice, fasciné et troublé. Fasciné par les corps qui s'entremêlent, troublé par les destins qui s'effondrent.
La dichotomie s'incarne presque dans la structure même du film, qui est clairement composé comme un diptyque. Tant que les jeunes Spring Breakeuses sont à quatre, on est dans la première dynamique. Le film est lumineux, l'image se surcharge de figurants, et la bande-son se sature du dubstep de Skrillex. On a l'impression de voir un gros bonbon, si gros, acide et bourré de colorants artificiels qu'on se demande s'il faut le dévorer en entier au risque de tout vomir. La structure cyclique ressasse toujours les mêmes images, soulignant la vacuité foncière de cette party géante, sans pour autant tomber dans la critique facile. Ces jeunes assument de faire la fête à toute heure du jour et de la nuit, sans but, sans raison autre que de totalement décompresser, et ils n'ont pas à en avoir honte.

Mais brusquement, le film bascule. Les quatre filles sont arrêtées. Et c'est là que techniquement, le Spring Break s'arrête. Car Spring Breakers n'est pas qu'un film sur le spring break. Par la suite, on ne verra quasiment plus de plans d'ensemble gigantesques, et les seuls étudiants que l'on voit sont ceux qui repartent en cars entiers, à l'image de Faith, vers leur existence ordinaire. Le cadre se resserre autour de l'intimité des trois demoiselles restantes, et d'Alien, ce rappeur improbable à la tête de Sean Paul et à la mâchoire du Requin (dont le parallèle avec Riff Raff est très clairement évoqué dans une des punchlines d'Alien). Et à partir de là, le cercle devient spirale (en cela qu'une spirale n'est rien d'autre qu'un cercle qui s'effondre sur lui-même). Les plans de reprise se multiplient et deviennent des leitmotiv, comme ce plan de spring break koulechovien répété à près d'une dizaine de reprises et qui à chaque fois prend un sens nouveau par rapport à l'avancée de l'intrigue. Ces reprises s'accélèrent à mesure que le dénouement approche, les cercles deviennent de plus en plus petits, comme si la finalité même de ce vertige était dans le surplace, l'auto-destruction, la disparition dans un vaste trou noir.

Cette lente catabase s'opère aussi par les images, qui deviennent de plus en plus crasses, glauques, recyclant avec toujours plus de mauvais goût l'iconographie de Scarface, preuve ultime d'à quel point le film de De Palma a fait des ravages dans l'imaginaire du gangster en le gangrénant à l'extrême et en soulignant encore plus le vide absolu. On aura tort de vouloir trouver de la poésie dans ce film qui s'emploie machinalement à la détruire, lui faire des doigts d'honneur et tout un tas de gestes obscènes pendant une heure trente. Spring Breakers est le film le plus prosaïque qui soit en dépit de ses effets de manche et de ses artifices classieux, et c'est ça qui en fait la grandeur terrifiante. Assumant dans un geste jusqu'au-boutiste de dépeindre l'implacable destin de ces filles en évacuant de l'intrigue tous les éléments susceptibles de le ralentir (quand un personnage disparaît, il disparaît pour de bon), il nous happe dans un processus d'attraction-répulsion qui nous scotche jusqu'à la dernière minute.

Mais Everytime, me direz-vous? Cette fameuse scène au piano, sommet arty du film, c'est pas de la poésie? Non, et le choix même de la chanson, au demeurant très belle, de Britney Spears le suggère. Cette séquence est édifiante parce qu'elle figure une mise en abyme du film lui-même, et ce d'autant plus que la chanson préfigura la descente aux enfers de l'ex-enfant Disney (on repasse dans trois ans pour la sextape, Vanessa?). On est au bord d'une piscine, au soleil couchant, avec un type au piano et trois naïades dansant autour de lui. L'image doit être sublime, et elle ne l'est pas. Parce qu'Alien chante faux, parce que les filles dansent gauchement, parce que les plans serrés empêchent tout lyrisme reposant. Toujours ce même refus de la poésie facile, ce parasite. Spring Breakers, c'est un shoot d'anti-littérature, de formatage creux mi-MTV mi-postmoderne.

En cela le casting qu'a effectué Harmony Korine relève totalement le pari et dépasse largement le gimmick à buzz facile. Les acteurs ne jouent pas forcément bien, mais on s'en fout. Ce sont des corps, des enveloppes creuses sans aucune aspérité, des personnages soit unidimensionnels, soit carrément sans personnalité. Des individus qui tournent à vide, qui répètent les mêmes mots et les mêmes gestes, à l'image de ce coup de flingue mimé constamment par Candy, presque prémonitoire. La seule qui essaie de réfléchir, d'apporter du sens et de la pensée dans ce grand barnum décérébré, c'est Faith, la petite bigote témoin de l'ambiguïté de l'Amérique croyante (caméo sympa du catcheur Jeff Jarrett en gourou catho à la clé), jouée par une Selena Gomez à deux expressions faciales et incapable de pleurer correctement. Et elle saute à la moitié du film. Celle qui traîne la patte, Cotty, se prend une balle dans le bras, comme pour signifier que le personnage ne peut pas suivre le déroulement frénétique de l'intrigue. Elle non plus ne finira pas le film.

Restent les deux parfaites, les deux incandescentes, celles qui se consument à la bonne vitesse. Les deux meneuses, les deux braqueuses et les deux femmes fatales : Candy et Brit, le bonbon et la popstar dépravée, les deux métaphores du film. Foldingues et inconscientes, ultra-sexuées, elles composent deux rôles magnifiques, mélange de Lolitas et d'anges exterminateurs, orchestrant par là une réflexion gender extrêmement intéressantes (bordel, cette scène avec les flingues!). Alien les compare à Beyonce, et il a raison, car ce sont elles qui mènent le monde, leur monde. Vanessa Hudgens et Ashley Benson irradient de leur insolente beauté juvénile, fraîchement sortie de l'adolescence, leurs personnages de gamines qui se prennent trop tôt pour des adultes et entrent trop vite dans un univers adulte qui n'est pas fait pour elles. Elles sont magnifiques, susciteront le désir chez tout être humain et n'hésitent pas à donner de leur personne dans une très belle scène loanesque, une des meilleures scènes de cul récemment vues au cinéma, qui en plus ne sombre pas dans la putasserie. Si vous êtes branchées threesome, ladies, je peux voir ce que je peux faire pour le spring break de l'année prochaine.

Spring Breakers est sous ses apparences de divertissement popcorn une oeuvre beaucoup, beaucoup plus profonde, un ouvrage extrêmement rigoureux et captivant, qui ne vaut que pour son caractère édifiant. Un film eye-candy certes, mais attention à l'indigestion. Parce que ce serait dommage de mal digérer un film aussi stimulant.
Sharpshooter
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le 13 mars 2013

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Julien Lada

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