L’enchevêtrement, hybride, du réalisateur sud-coréen Park Chan-wook, venu tourner là son premier film aux États-Unis, avec Nicole Kidman et Wentworth Miller (le Michael Scofield de Prison break) en apprenti scénariste faisait tressaillir beaucoup, et craindre d’autant aussi, de la seule éventualité d’un navet à l’effroi d’une curée qui verrait le metteur en scène d’Old boy désormais perdu, crucifié et discrédité. Mais Park Chan-wook est un petit malin (en plus d’avoir un talent monstre), s’appropriant en entier cette histoire de funèbre secret familial et d’émancipation par le mal pour en faire davantage qu’un simple conte de fées pour adultes : une œuvre exquise, secrètement maléfique, sur la psyché féminine exsudant son venin à notre insu, longtemps après quand on est au calme, plus apaisé soudain.
Le scénario de Miller, en apparence, n’a rien de foncièrement original, mais il est beaucoup plus retors que cela avec ses faux airs d’idylle éthérée trimballant clichés et convenances délibérément établis. En douce, Stoker se construit par conjectures, par interrogations et par retranchements. On suppose une histoire de fantômes (le père décédé), puis de vampires éventuellement, à un Lestat nouveau chic nouveau genre (l’oncle Charles, très pâle, voyage de par le monde malgré son jeune âge, semble lire dans les pensées, se déplace sans crier gare et offre du vin qui ressemble à du sang), puis autre chose après, pour finalement repartir ailleurs (au départ), et la scène finale, magnifique et terrifiante à la fois, vient saboter nos attentes en nous laissant cois.
Le film s’abandonne en entier aux délices et stupeurs d’une atmosphère onirique qui mélangerait la poésie douceâtre de Lewis Carroll aux toiles incantatoires d’Odilon Redon, en passant par les manies d’Alfred Hitchcock (la maison inquiétante et son escalier signifiant qui rappellent Psychose ou Soupçons, les oiseaux empaillés de Norman Bates, Matthew Goode en grand frère d'Anthony Perkins…). Park Chan-wook transcende chaque scène, et même la plus négligeable, et même la moins brillante, par son art du cadrage / décadrage, par le maniement des couleurs (pastels, fauves, contrastées…), les jeux de lumières et des ombres (la photographie de Chung-hoon Chung, collaborateur habituel de Park Chan-wook, est somptueuse), les décors hors d’âge, les mouvements de caméra, la posture des acteurs, leur physique délicat et fragile jusqu’à ce qu’ils rompent (Mia Wasikowska et Goode forment un couple fécond et sensuel).
Stoker est une fantaisie mortifère aux mille inspirations visuelles que l’on pourra trouver vaines, sans intérêt peut-être, prétentieuses même, alors qu’elles expriment, accentuent une étrangeté permanente distillant un tendre malaise jusque dans cette scène splendide où India Stoker se laisse emporter par un tourniquet, saisie au loin comme un ange qui s’exalte. Lolita tourmentée, fleur du mal qui, en cours d’arts plastiques, préfère dessiner les motifs intérieurs du vase plutôt que le vase lui-même, India est une jeune adolescente introvertie qui vient de perdre son père. Sa mère ne s’est jamais vraiment souciée d’elle, et l’arrivée de l’énigmatique et séduisant oncle Charles va cristalliser leur sourde inimitié et les désirs de chacune, embusqués, à l’affût.
Emprunt d’un romantisme noir brillamment réinventé par les obsessions esthétiques de Park Chan-wook, échappant sans cesse à une imagerie gothique flétrie, Stoker explore les sinuosités inquiétantes qui feront d’une frêle pucelle qui s’éveille une femme accomplie aux sombres pulsions, affranchie de la morale et de l’altération maternelle (évoquée dans cette figure freudienne de l’araignée, un peu facile certes, mais efficace, symbole de cette mère indifférente que l’on redoute, puis jalouse à la fin et abandonnée ici à ses amères ruminations). Le résultat, envoûtant et pervers à souhait, est à l’image de la rencontre initiale entre la paresse d’Hollywood et les fulgurances de l’Orient : complexe et insensé.
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