"Des pirates des corsaires
Sans aucun repaire
[…]
I'm lost but I'm not stranded yet
(Je suis perdu mais je ne suis pas encore coincé)"*
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Stranger than Paradise, deuxième long-métrage de Jim Jarmusch, est une œuvre déjà transcendée par la patte atypique de son auteur et par les thématiques qui traverseront l’ensemble de sa filmographie. Plus de trente ans plus tard, ses personnages errent toujours autant qu’erraient John Lurie, son chapeau et ses acolytes, entre New-York, Cleveland, la Floride et Budapest en 1984.
J’ai lu, ici et là, que ce film est un « road trip immobile ». Quoi de plus vrai ? Stranger than Paradise est un road movie aussi fixe que le sont les longs plans qui le composent (l’ouverture et la fermeture du film sont d’ailleurs d’un parallélisme éloquent à ce sujet). Les personnages sont sur la route entre les trois parties du film (The New World / One year later / Paradise) mais celui-ci se clôt sur un inévitable constat : l’inlassable persistance de l’errance et, si j’ose dire, de la perdition, tant ces gentils voyous ne se lassent pas de remettre leurs vies entre les mains parfois généreuses mais dangereuses du hasard.
Ce que nous montre Jarmusch de la manière la plus minimaliste qui soit, c’est l’expérience de l’ennui, certes, mais également de la désillusion. De l’American Dream ou Way of Life, notamment, à travers le regard neuf de la jeune Eva, une hongroise fraîchement débarquée dans le nouveau monde. Un cousin, Béla, devenu Willie, qui renie sa langue maternelle et sa patrie, se nourrit de la malbouffe américaine et s’habille à la mode américaine – qu’Eva n’apprécie pas –, et qui mène une vie minable en enchaînant les cigarettes devant la télé : souvent, l’exil consume l’être plus qu’il ne l’élève.
Étrangement, ce n’est pas la passivité qui fait défaut aux personnages. Eva travaille le soir tandis que Willie et Eddie gagnent de l’argent à leur manière et ces deux derniers, sous l’impulsion de Willie, n’hésitent pas à prendre la route à plusieurs reprises afin de tenter d’échapper à leur ennui. Cleveland, dont Jarmusch gargarise le film de magnifiques plans enneigés et nivéens, est glaciale – cristallisation de leur désillusion, Eddie ayant promis à Eva qu’elle s’y plairait – et les trois paumés s’y emmerdent ferme.
En Floride, rien ne se passe non plus comme escompté : s’il n’y neige pas, c’est l’hiver partout aux États-Unis et les lunettes de soleil achetées sur la route ne pourraient servir à Eva qu’à masquer ses yeux tristes. J’ai en mémoire ce plan magnifique où elle attend les deux garçons partis perdre leur argent aux courses. Assise en bord de mer, elle a le regard vide et le visage impassible tandis que derrière elle la mer s’agite. Ainsi vont leurs vies, seules et illusoirement mobiles, dans le mouvement constant du monde.
En définitive, Stranger than Paradise est un film charmant malgré ses défauts. (Jim Jarmusch réussira avec davantage de brio à mettre en scène les thématiques qui lui sont chères plus tard dans sa filmographie, et ce dès Down by Law en 1986). Si vous êtes amateur du cinéma de Jarmusch, vous savez ou devinez à quoi vous attendre. Si ce n’est pas le cas, ne vous attendez à rien, car c’est, à peu de choses près, ce qui s’y passe.
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*Paroles de la chanson Lost de Noir Désir, dont ce passage m’évoque ce film.